Management des organisations : que nous enseigne cette crise sanitaire ?
Par : Abdellatif Taghzouti
Enseignant-chercheur à l’ENCG de Fès. Spécialiste en stratégie et management des organisations
La crise sanitaire montre à quel point le management des organisations est ancré dans un système marqué par une idéologie dominante, celle de la destruction créatrice. Ce contexte économique «extraordinaire» nous incite à réfléchir pour éviter tout fatalisme et donne ainsi l’occasion, à nombre de décideurs et d’acteurs, de repenser le management des organisations. Sommes-nous à l’aube de changements radicaux en matière de management des organisations ou s’agit-il juste de trouver les moyens temporaires et contextuels de surmonter cette épreuve difficile ?
Adaptation et plus d’agilité
L’arrêt général de l’économie a mis en évidence l’échec du modèle de management scientifique de la médecine tel qu’il est enseigné dans les universités américaines, et que l’on a jusqu’alors essayé de transposer dans nos écoles de commerce et de gestion. C’est le modèle développé par Eric Barends et Denise M. Rousseau dans leur ouvrage Evidence Based Management, prônant la rationalité adaptative en s’inspirant du mouvement de la médecine fondée sur les faits, créé dans les années 1990. Incontestablement, cette crise sanitaire a modifié remarquablement l’environnement des organisations. Ces dernières ont adopté le travail à distance comme mécanisme de sauvegarde, pour se rétablir et se maintenir. Il s’agit là d’une simple évolution par adaptation. Le management des organisations est caractérisé par un processus évolutif d’innovation enraciné dans l’idéologie schumpétérienne de la destruction créatrice. Tout au long de l’histoire du capitalisme, fondée sur l’innovation permanente des moyens de production au sens de Marx, le management invente des techniques de gouvernance permettant aux organisations de s’adapter à ce rythme discontinu d’innovation, qui s’est accéléré en cette période de pandémie. Cependant, dès que la mécanique est en panne, le réflexe est de ressortir la vieille caisse à outils managériale et d’essayer de réparer avec les pièces de rechange en stock, dans l’objectif de sauvegarder le sacro-saint processus d’accumulation des richesses. Certaines organisations, pour assurer leur continuité d’activité, placent les crises au cœur de leur système de management. Celle de la Covid-19 s’inscrit dans cette logique managériale où les modèles des organisations, particulièrement en temps de crise, développent une capacité d’adaptation inaccoutumée en appelant à plus d’agilité. Ainsi, les organisations vivent en ces temps difficiles des expériences singulières en matière de mise à l’épreuve de leur capacité de résilience, et on voit fleurir des concepts ou des modèles de gestion telles «l’entreprise 2.0», «l’entreprise libérée»… qui font le bonheur des cabinets de consulting en management !
Et si cette crise sanitaire stimulait plus le bricolage managérial ?
Cette période de crise sanitaire a incité les managers à devenir des «bricoleurs» au sens de Weick, pour faire face à l’incertitude, et surtout à l’ambiguïté, et construire du sens au jour le jour. Par exemple, professeurs et enseignants, écoles et universités se sont mobilisés pour assurer la continuité pédagogique en bricolant des solutions alternatives à leur mode d’enseignement d’avant Covid-19. Ainsi, si cette crise sanitaire n’est pas à l’origine de la stimulation de l’innovation pédagogique, elle en accélère incontestablement le développement. Il suffit de constater l’essor de la multitude de plateformes numériques de formation, qui jusqu’alors existaient dans une relative confidentialité, face aux institutions traditionnelles. En revanche, n’oublions pas que si le «bricolage» renforce la capacité créative de l’individu ou de tout type de collectif humain, il aura certainement un coût ! De Gaulejac a expliqué en détail les représentations de ce coût psychosocial dans son ouvrage Le capitalisme paradoxal : un système qui rend fou, et dont les propos ont été actualisés dans le cadre d’un webinaire, organisé à l’ENCG de Fès le 11 juin 2020. Étant donné que la logique dominante de la pensée managériale d’origine américaine est fondée sur la rationalité, cette pandémie a forcé le manager à accepter de quitter les espaces sécurisants de la seule rationalité au sens d’Aristote, pour qui «l’homme est un animal rationnel» dont le prima est la raison. Toute notre éducation et notre formation ont été pétries de rationalité. Du coup, on ne se donne pas l’occasion de se penser autrement pour agir autrement. Il est difficile pour un manager de se sortir de la seule démarche analytique tayloriste ou de H. Simon, concepteur du modèle IMC – partant de l’Intelligence de la situation, pour effectuer la Modélisation des scénarios de résolutions des problèmes, et enfin terminer par une conception ou synthèse en adoptant une solution déduite logiquement des étapes précédentes. Cela pourrait marcher dans des contextes où il y a plus de certitudes, mais quand un facteur de contingence, type coronavirus, contraint fortement cette logique managériale instrumentale, le décideur est obligé de changer de paradigme pour explorer une autre piste irrationnelle, le bricolage et la débrouille, par exemple. Force est de conclure que cette crise sanitaire a mis au grand jour les limites du modèle de management scientifique d’ascendance américaine. Elle nous a enseigné, particuliers et organisations, que la rationalité peut être destructrice sur différents volets, et qu’il y a des possibilités de s’en sortir en tâtonnant, notamment en exerçant les principes de la pensée latérale de Bono explicitée dans son livre The Use of Lateral Thinking. Ancrée aussi bien dans le concept de la pensée divergente que dans le principe du «thinking outside the box», elle s’est largement répandue, depuis les années 1960, dans le monde des consultants en entreprise.