Quand Tahar Ben Jelloun raconte, avec excellence, le coronavirus
Tahar Ben Jelloun a surpris tout le monde, même ses amis et des membres de sa famille, quand est le contenu de sa tribune a été dévoilé vendredi sur France Inter.
Publiée sur le site et lue par Augustin Trapenard dans sa chronique « Les lettres d’intérieur », cette tribune intitulée « Lettre à l’ami éloigné » a suscité un émoi tel que de très nombreuses personnes ont cru que le célèbre écrivain racontait vraiment son expérience.
En fait, Ben Jelloun s’est mis dans la peau d’un ami malade du Covid-19 et en tant que tel, il a raconté de sa plume l’isolation, l’incertitude, la peur du lendemain. Dans cette tribune, il y raconte aussi comment l’amitié, la beauté et l’art peuvent aider à tenir. Plus encore, Ben Jelloun qui manie toujours avec excellence le mot et le verbe, décrit les traces positives que laisse cette leçon de vie nommé coronavirus.
Son texte intégral tel que paru sur France Inter:
Paris, le 10 avril 2020
Lettre à l’ami éloigné
Depuis que nous sommes confinés, chacun dans un pays, je sens que le temps qui nous unissait, nous sépare aujourd’hui.
Si je n’ai pas donné signe de vie durant deux semaines, c’est parce que j’ai été contaminé et je suis heureux aujourd’hui de t’annoncer que je suis guéri. Oui, je fais partie de ces 95% de personnes ayant attrapé le coronavirus, qui ont eu la chance de le vaincre.
Mon silence était fait d’angoisse et d’espoir. Je ne voulais pas ajouter de l’inquiétude au stress que tu vivais.
Cela a commencé comme un petit rhume, mal à la tête, perte de l’odorat et du goût, puis une grande fatigue. Je me suis isolé chez moi, je ne suis plus sorti, je n’ai vu personne et j’ai attendu. J’ai appelé nos amis communs pour les prévenir que la fête, toutes les fêtes, sont reportées. J’ai vécu des moments de haute solitude où je faisais des efforts pour ne pas me projeter dans le futur. J’essayais de vivre au présent. Alors, avec de la persévérance, j’ai réussi à m’accrocher à la joie, à l’idée du bonheur, aux heures merveilleuses qui nous ont élevés vers une belle amitié.
Fatigué mais pas abattu. J’écoutais John Coltrane et je volais sur les ailes de son génie. Je passais ensuite à Charlie Parker et je me laissais aller dans sa « Nuit en Tunisie ». Je voyageais, je voguais et je pensais à toi, à nous. Mon imagination m’aidait à m’éloigner de la maladie. Au fond de moi, je luttais en silence pour empêcher le virus d’atteindre mes poumons.
J’ouvrais ensuite le grand livre sur Henri Matisse, et je me retrouvais à Tanger en 1912 en compagnie de Zohra qui posait pour lui. J’entrais dans la vision du paradis telle qu’il l’a peinte dans « Les Marocains », une toile énigmatique que nous avions tant admirée ensemble lors de sa dernière exposition à Beaubourg, c’était un jour de mai 2012.
L’art, la beauté, l’amitié m’ont aidé à abolir l’obsession de la mort. Oui, j’avoue avoir senti la mort rôder autour de la maison. Mais, je résistais en maintenant mon rituel de vie. Je me rasais tous les matins, comme d’habitude ; je faisais ma toilette et je m’habillais avec des habits de couleur comme si je partais te retrouver pour déjeuner dans nos restaurants favoris. Je me mettais à mon bureau et j’essayais de travailler.
J’ai découvert que le confinement n’est pas propice à l’écriture. Le temps, largement étendu, m’enveloppait comme du lierre m’empêchant de bouger. Alors, je me levais et je convoquais nos souvenirs tenaces. Les souvenirs du temps de la joie et de l’insouciance.
Depuis que je suis guéri, je sens que cette épreuve m’a donné une énergie nouvelle ; je suis vivant, comme tu sais, j’aime la vie. Je regarde autrement le ciel et le soleil, je suis plus attentif au chant des oiseaux et à la santé des autres, à mes proches et aussi à mes voisins. Je vais mettre des gants et un masque avant d’aller faire mes petites courses ; je passerai chez la voisine du deuxième, très âgée, qui vit seule, je prendrai sa liste des choses à acheter. Et puis j’attendrai que les frontières s’ouvrent pour nous retrouver.
Tahar Ben Jelloun