Enseignement supérieur : un schéma directeur pour un développement régional équilibré

Par Pr. Radouane Mrabet &
Ancien président de l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès et de l’Université Mohammed V Souissi de Rabat.
Pr. Brahim Akdim
Professeur à l’UPF, ancien vice-président et professeur honoraire de l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah de Fès
L’enseignement supérieur au Maroc fait face à des défis majeurs, notamment la massification des effectifs étudiants et l’inadéquation des formations au marché de l’emploi. Le modèle actuel, fondé sur une carte universitaire nationale, engendre une redondance des filières et un déséquilibre territorial de l’offre de l’enseignement supérieur.
Pour surmonter ces défis, une refonte de l’organisation et de la gouvernance du système universitaire est nécessaire, en intégrant la dimension territoriale comme levier de performance et d’équité. Cet article propose un Schéma directeur territorial de l’enseignement supérieur (SDITES), ciblant un développement régional équilibré, une spécialisation des établissements et la création de nouveaux sites adaptés aux besoins des régions.
Le Schéma directeur territorial de l’enseignement supérieur (SDITES) : concept et finalités
Le SDITES adapte les principes de la planification spatiale au secteur universitaire. Il s’agit d’un plan stratégique qui organise et coordonne l’offre de formation, de recherche et d’innovation au sein d’un territoire donné. Ce plan prend en compte les spécificités et besoins locaux afin d’aligner les établissements d’enseignement supérieur, leurs programmes et leurs activités sur les priorités de développement économique, social et culturel des régions.
Au Maroc, le SDITES est cadré notamment par la loi-cadre n° 51-17 qui stipule, dans l’article 12, la nécessité d’établir une cartographie nationale et prospective de l’offre, reposant sur une évaluation rigoureuse des besoins propres à chaque territoire, une allocation optimisée des ressources, le développement d’infrastructures adaptées et la diversification des offres de formation.
Il est appelé à prévoir une coordination interinstitutionnelle renforcée pour assurer une complémentarité efficace entre les établissements universitaires. Ce cadre stratégique permettrait aux universités de devenir de véritables moteurs de développement économique régional, d’innovation technologique et d’inclusion sociale.
État des lieux : des universités publiques trop massives et peu adaptées aux territoires
Le système d’enseignement supérieur public marocain est constitué d’universités et d’établissements de formation des cadres, principalement sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur. Malgré une certaine autonomie conférée par la loi n° 01-00, son application reste limitée.
On observe d’importantes disparités régionales dans la répartition des établissements et un décalage entre l’offre de formation et les besoins économiques spécifiques des territoires. Les universités publiques marocaines se caractérisent par une forte concentration d’établissements de grande taille, ce qui nuit à leur efficacité pédagogique, complique leur gouvernance et surcharge les infrastructures.
Pour remédier à cela, il est proposé de scinder les institutions massives, en au moins deux entités distinctes, selon des critères géographiques, disciplinaires ou selon des spécificités économiques locales.
À titre d’exemples de réorganisations structurelles envisagées, on pourrait citer l’Université Ibn Zohr, qui pourrait être divisée en quatre entités distinctes situées respectivement à Agadir, Aït-Melloul, Guelmim et Laâyoune; l’Université Hassan II pourrait, quant à elle, être réorganisée en deux universités distinctes, l’une à Casablanca et l’autre à Mohammedia; l’Université Abdelmalek Essaâdi pourrait donner naissance à trois nouvelles universités, implantées à Tanger, Tétouan et Al Hoceima; l’Université Moulay Ismail pourrait également être scindée en deux entités indépendantes, l’une à Meknès et l’autre à Errachidia; enfin, l’Université Cadi Ayyad pourrait être divisée en deux universités distinctes, l’une à Marrakech et l’autre à Safi.
Cette réorganisation territoriale permettrait aux universités d’être à dimension humaine et davantage ancrées à leurs territoires.
Création d’universités polytechniques : un nouveau modèle pour l’excellence
Inspirées par le succès de l’Université Mohammed VI Polytechnique de Benguérir, de nouvelles universités polytechniques spécialisées devraient être établies dans plusieurs centres urbains, notamment à Rabat, Casablanca, Fès et Tanger.
Ces établissements, axés sur l’innovation technologique et industrielle, viseraient à former des élites scientifiques et techniques en lien direct avec les réalités économiques régionales, contribuant activement à l’innovation et au transfert technologique.
Dans un premier temps, ces universités polytechniques regrouperaient les écoles d’ingénieurs existantes au sein des universités publiques et pourraient intégrer des établissements de formation des cadres comme l’INPT, l’ENSEA, l’ESI, l’ENIM ou l’EHTP. Elles seraient enrichies par de nouvelles filières stratégiques telles que l’agro-industrie, l’industrie 4.0, la robotique, le design industriel, l’intelligence artificielle, la cybersécurité, la mécanique avancée et de précision, la métallurgie, les matériaux composites, la logistique portuaire et le transport multimodal.
Développement de campus, voire d’universités de provinces : pour un accès équitable à l’enseignement supérieur
L’offre de proximité a été lancée depuis la mise en œuvre de la loi n° 01-00, mais n’a pas été convenablement accompagnée pour atteindre ses objectifs. Elle est toujours d’actualité, car la création de campus, voire d’universités, dans des provinces actuellement dépourvues ou peu desservies en structures universitaires est une nécessité stratégique pour l’équité territoriale.
Des universités provinciales pourraient être établies dans des villes comme Salé, Khouribga, Nador, Taza, Taounate, Larache, Ouarzazate, Taroudant ou Kelaât Sraghna, réduisant ainsi les disparités d’accès à l’enseignement supérieur.
Ces universités joueraient un rôle central dans le développement économique local en proposant des formations adaptées aux spécificités régionales (agriculture, tourisme, énergies renouvelables, etc.) et en devenant des pôles d’innovation et d’incubation entrepreneuriale.
Dans la plupart de ces provinces, il existe déjà une faculté polydisciplinaire. Il serait judicieux de restructurer ces établissements en plusieurs entités distinctes selon les disciplines existantes, tout en renforçant leur niveau académique pour garantir une formation de qualité et un meilleur ancrage local.
Création de nouveaux établissements supérieurs spécialisés
En complément des universités généralistes et polytechniques, il conviendrait de développer, au sein de ces dernières, des instituts supérieurs spécialisés (ISS) ciblant des domaines stratégiques pour le développement régional et national.
On pourrait ainsi envisager des ISS en sciences juridiques et politiques, afin de renforcer la formation de cadres juridiques en lien avec les réformes du droit des affaires et les exigences des zones de libre-échange; des ISS en langues et arts, pour soutenir les industries culturelles et créatives, la traduction, l’interprétariat et la valorisation du patrimoine; ou encore des ISS en sciences humaines appliquées, destinés à former des professionnels dans des domaines tels que l’action sociale, l’urbanisme, l’ingénierie paysagère ou l’aménagement du territoire.
Ces ISS permettraient de former des cadres hautement spécialisés, capables de répondre de manière ciblée aux besoins du marché du travail, tout en favorisant l’émergence d’une économie du savoir diversifiée, inclusive et compétitive.
Principes de mise en œuvre et de gouvernance
Le succès de ce nouveau maillage territorial repose sur l’instauration de l’autonomie responsabilisante, un cadre législatif et financier clair, et précisant les modalités de scission, d’accréditation et de financement, et garantissant une dotation initiale suffisante et un accompagnement renforcé des projets.
L’évaluation des universités s’appuiera sur des indicateurs tels que le taux d’insertion professionnelle des diplômés, le nombre de partenariats public-privé, ou le volume de publications scientifiques à ancrage territorial.
Il est également essentiel d’instituer des conseils territoriaux réunissant les universités, les collectivités locales, les entreprises et les acteurs de la société civile, afin de définir les priorités régionales et de valider les projets de formation et d’infrastructure.
Enfin, la mise en place de plateformes interuniversitaires est souhaitable pour mutualiser les équipements, les enseignements à distance, les laboratoires et les services transversaux.
Étapes de déploiement
Le déploiement du SDITES gagnerait à se faire en plusieurs étapes. La phase pilote (2026-2028) consisterait à lancer la scission de deux à trois universités massives, à créer deux universités polytechniques et à ouvrir trois universités provinciales expérimentales.
L’évaluation intermédiaire, prévue pour 2029, permettrait de mesurer les premiers indicateurs, de recueillir les retours des acteurs concernés et d’ajuster le cadre réglementaire et opérationnel. L’extension progressive (2030-2034), quant à elle, viserait la généralisation des scissions, la création d’au moins quatre universités provinciales supplémentaires et la multiplication des Instituts supérieurs spécialisés (ISS).
Enfin, en 2035, un bilan et une phase de consolidation seraient établis, incluant une analyse globale de l’impact sur l’employabilité, la recherche à ancrage territorial et la cohésion sociale, avant la stabilisation du nouveau maillage universitaire.
une vision partagée pour une gouvernance territoriale innovante
L’adoption d’un SDITES est un levier stratégique majeur pour le Maroc. En réorganisant les universités massives, en créant des universités polytechniques, provinciales et des instituts spécialisés, le pays pourra améliorer l’employabilité des diplômés, réduire les disparités territoriales et stimuler l’innovation économique et sociale.
Ce schéma doit être complété par l’inclusion du secteur de l’enseignement supérieur privé reconnu par l’État et les établissements publics de l’enseignement professionnel pos-bac. Ces deux composantes sont essentielles pour bâtir un modèle marocain d’enseignement supérieur inclusif, performant et pleinement au service d’un développement durable et équilibré des territoires marocains.