Tarik Senhaji : “Nous avons un surplus d’investisseurs”
La dynamique du marché est au cœur de l’action de la Bourse des valeurs de Casablanca. Réforme du marché, nouveaux produits financiers, introduction de papier frais…, Tarik Senhaji, directeur général de la Bourse, revient, dans le cadre de l’invité des ÉCO, sur les moyens à même de permettre de relancer le marché durablement. Il insiste sur le fait que, le marché disposant d’un nombre suffisant d’investisseurs, ce qu’il faut, c’est juste du «bon papier».
Les nouveaux produits pour dynamiser la Bourse se font toujours attendre ? Ont- ils été oubliés ?
Certainement pas. Ils sont même au cœur de notre stratégie de développement et parmi les projets les plus importants qui nous permettront de répondre aux objectifs qui nous ont été assignés par le Nouveau Modèle de Développement. Il s’avère juste qu’il fallait respecter une certaine vitesse technique et réglementaire. Chose qui a été faite et aujourd’hui, je suis fier d’annoncer que nous approchons de la phase finale pour la création du Marché à Terme et de la Chambre de Compensation des produits dérivés ; forcément, puisque l’un ne saurait exister sans l’autre ! Notre objectif est que les deux soient pleinement opérationnels bientôt.
Pourquoi, selon vous, les produits dérivés sont importants pour le marché?
Le marché à terme ou marché des dérivés permet d’avoir des vues bi-directionnelles. Or aujourd’hui, à la Bourse de Casablanca, un investisseur ne peut avoir de stratégie d’investissement, comme on dit dans notre jargon, que «long only». Je m’explique.
Actuellement, un investisseur investit uniquement lorsque le marché progresse ; dans le cas contraire, il maintient ses positions. Sauf, que dans tout marché boursier, il y a des moments où l’investisseur est amené à se protéger lorsque le marché est à la baisse. Soit, parce qu’il a une vision ou une stratégie de trading, soit, il a une exposition comme c’est le cas d’un certain nombre d’entreprises qu’il souhaite couvrir. L’exemple du marché des taux illustre parfaitement cette situation. Vous n’êtes pas sans savoir l’importante volatilité qu’a connue ce marché l’an dernier.
Pour les opérateurs, le marché des dérivés aurait pu permettre d’avoir des mouvements plus fluides qui reflètent, de manière beaucoup plus lissée, l’attente des opérateurs. Si tout le monde est juste « long only », il suffit qu’un important investisseur commence à vendre pour que tout le monde suive le mouvement. Et cela n’est pas très bon pour la stabilité financière. Le produit dérivé est avant tout un produit de couverture et c’est dans cette optique-là qu’il a été mis en place.
Quid des ETF ?
Les ETF sont davantage intéressants pour les petits porteurs. Ils permettent, dans le cadre d’OPCVM classiques, de bénéficier de la sécurité d’être dans un marché organisé et réglementé. Vous pouvez les acheter et les vendre de manière plus simple.
Au-delà de cela, ils permettent d’ouvrir la porte à des ETF un peu hybrides pour prendre des expositions de manière plus simples à des actifs auxquels vous n’avez pas accès de manière naturelle. Il est, aujourd’hui, dommage qu’il n’existe aucune façon facile d’investir sur le MASI en dehors des OPCVM. L’ETF, qu’on appelle aussi tracker, sera un moyen encore plus simple pour investir directement en Bourse sans avoir à se soucier d’acheter ou de vendre tel ou tel titre.
C’est donc un produit important non seulement pour nous, mais aussi pour les gestionnaires de fonds. Et pour cause. L’une des préoccupations des petits porteurs à la Bourse de Casablanca est qu’ils souhaiteraient être accompagnés. Ils désirent, tout en disposant d’un portefeuille de titres, être accompagnés par un gestionnaire professionnel qui suivra leur position. L’ETF est donc un produit qui répondra aux attentes des petits porteurs et les sécurisera énormément. Et c’est notamment pour ces raisons que ce produit est dans la nouvelle réforme du texte de loi sur les OPCVM.
Le prêt-emprunt-titre, est-ce une pratique totalement répandue ?
Le prêt-emprunt-titre est une condition nécessaire, mais insuffisante pour augmenter la liquidité du marché parce qu’in fine les porteurs de titres restent toujours les mêmes : les institutionnels ! Or, quand un institutionnel qui dispose d’un grand portefeuille donne à un professionnel l’opportunité d’emprunter ses titres, cela signifie qu’il lui permet de shorter sa propre position et donc il risque d’aller à l’encontre de son propre intérêt. Vous comprendrez par là qu’il y a des aspects d’ordre juridique et autres à mettre en place en vue de fluidifier le marché. En général, le prêt-emprunt-titres se nourrit du fait d’avoir un marché des dérivés parce que pour les traders, il y a un arbitrage à effectuer entre shorter à travers le cash ou shorter à travers le dérivé.
Qu’en est-il des investisseurs sur notre marché ?
Nous avons mené de nombreux benchmarks sur des places internationales. Il en est ressorti que la Bourse de Casablanca jouit d’une position unique, de manière certaine en Afrique, mais également par rapport à la majorité des pays en voie de développement benchmarkés qui affichent la particularité d’avoir un surplus d’investisseurs. C’est une très bonne chose pour les entreprises certes, mais cela amène des challenges uniques aussi.
Pouvez-vous développer au sujet de ces challenges ?
Comme expliqué plus haut, nous disposons d’un surplus d’investisseurs. Et sans pour autant aborder trop de détails sur la question, il se trouve qu’aujourd’hui, le PER, c’est-à-dire le multiple de valorisation d’une entreprise à la Bourse de Casablanca, est le double de celui de l’Égypte ou de l’Afrique du Sud. Je suis intimement convaincu, et les chiffres des dernières introductions en Bourse le prouvent largement, que le problème de notre marché, est qu’il n’y a pas suffisamment d’entreprises qui le sollicitent. J’entends, quelquefois, des personnes me dire que «la Bourse de Casablanca n’est pas liquide». Je réponds, c’est absolument le contraire, elle est surliquide ! Prenons l’exemple d’un lion que vous mettez dans une cage. La majorité du temps, le lion ne fait rien, mais si vous lui offrez une belle côte, il va en faire son affaire en quelques secondes. C’est exactement ce qui se passe à la Bourse de Casablanca ! A chaque IPO, les investisseurs se ruent dessus.
Pour preuve la dernière introduction en Bourse en date a été sursouscrite 35 fois. Aussi, je pense qu’il faut que nous travaillions beaucoup plus sur le message envers les émetteurs et que nous comprenions davantage les raisons pour lesquelles les entrepreneurs et les entreprises du Maroc ne viennent pas se financer sur le marché boursier et profiter de la manne de fonds quasi inépuisables qu’il offre !
Quelles sont les priorités ?
Aujourd’hui, c’est avant tout dynamiser les introductions en Bourse. Lorsque je vais à Londres lors de notre roadshow annuel le Morocco Capital Markets Days, les investisseurs étrangers me disent «ne venez plus nous dire, investissez au Maroc, nous sommes convaincus de la pertinence de cela, mais dites-nous plutôt comment. Parfois, une Société de Bourse m’appelle pour m’informer qu’un bloc de titres vient de se libérer, et je n’ai même pas encore ouvert mon Excel, que le bloc en question a déjà été acheté par un autre investisseur». C’est pourquoi, aujourd’hui, il faut être parfaitement conscient que l’entreprise marocaine doit, beaucoup plus, se financer par la Bourse, et pas seulement pour notre bien, mais pour le bien de tous, l’entreprise incluse. Beaucoup de gens pensent que la Bourse n’est faite que pour les grandes entreprises, les élites. Cela est totalement faux.
La Bourse est un marché utile et accessible qui dispose d’une capacité énorme de mobilisation de fonds pour toute entreprise qui souhaite financer ses projets de croissance. La Bourse apporte de vraies réponses aux entreprises en termes de financement. Et c’est pour expliquer ces avantages aux chefs d’entreprise que nous avons multiplié les événements, notamment une campagne IPO que nous menons depuis près de 3 ans auprès des entreprises dans tout le Maroc.
En 2023, nous avons signé avec la CGEM et avec l’appui de l’AMMC une feuille de route qui a été élaborée avec une approche consultative et fédératrice de l’écosystème liée à l’entreprise et son financement. Cette feuille de route repose sur 4 principaux piliers de développement pour l’entreprise, dont le soutien institutionnel, le développement du cadre incitatif, l’accompagnement des entreprises privées et publiques et le déploiement d’actions de communication pour une meilleure visibilité du marché.
Nous avons également initié avec la CGEM et l’appui de l’AMMC la création de l’Association des entreprises faisant appel public à l’épargne (APE). Je tiens à ce propos, à remercier l’ensemble de notre écosystème qui soutient nos projets et s’engage avec nous pour la dynamisation du marché boursier. Je souhaite également souligner qu’il est nécessaire que l’ensemble des parties prenantes du marché et notamment l’État prennent pleine conscience de l’importance de la Bourse et du rôle encore plus efficient qu’elle pourrait jouer pour l’économie de notre pays. Aussi, le focus est aujourd’hui très clair : il faut, avant tout, que les chefs d’entreprise utilisent la Bourse comme levier de financement pour une croissance durable et inclusive.
Justement, avez-vous un réservoir, des sociétés que vous lorgnez, dont vous pensez qu’elles vont venir en Bourse. Est-ce que vous les avez déterminées, en avez-vous 10, 15, 100 ?
Il y a des entreprises qui souhaitent réellement s’introduire en Bourse. Par exemple, nous avons organisé il y a quelques jours, un workshop restreint entre des chefs d’entreprise et avec M. Adil Douiri, en tant que représentant de CFG Bank (ndlr : la toute dernière entreprise introduite en Bourse en décembre 2023) et qui a une expérience probante à partager sur le sujet Bourse et entreprise. Nous avons constaté beaucoup d’engouement de la part des participants qui ont abordé des questions très techniques.
C’est pour dire que beaucoup d’entreprises pensent à la Bourse. Maintenant, ma préoccupation première est de comprendre ce qui les retient de le faire. Et pourtant d’un point de vue purement technique, le recours en Bourse est indéniablement plus avantageux que le financement classique pour plusieurs raisons : la facilité de transmission, la pérennisation, la crédibilité de l’entreprise, la valorisation, … C’est sur la partie culturelle, où le bât blesse ! Nous avons besoin, comme pour toutes les opérations novatrices, d’avoir une première entreprise qui marque le pas et qui encouragera les autres à faire de même. Je suis heureux de rappeler que nous avons réalisé quelques introductions en Bourse, en particulier celles d’Akdital, de TGCC ou de CFG Bank qui montrent l’exemple, d’autant qu’il s’agit d’entreprises de différents secteurs, et dans le cas d’Akdital, un secteur jamais introduit auparavant. Quand une entreprise s’introduit en Bourse, non seulement c’est avantageux pour elle mais ça l’est également pour le Maroc dont elle fait la promotion de manière indirecte.
En effet, lorsqu’un investisseur veut investir au Maroc, la première voie qu’il considère est la Bourse. Celle-ci lui donne la visibilité qui lui est nécessaire pour prendre sa décision. C’est une entreprise qui permet de fournir des données économiques réelles de manière régulière. Et ceci est une véritable valeur ajoutée pour un investisseur.
Les privatisations aident-elles les entreprises à envisager la Bourse pour leur développement?
C’est certain, nous nous rappelons tous l’impact énorme et incroyable de l’introduction en Bourse de Maroc Telecom ! Maintenant je souhaite profiter de la formulation de votre question pour rappeler un point très important : une introduction en Bourse n’est pas une privatisation, bien au contraire ! Lorsque l’État introduit une part minoritaire à la Bourse, il garde le contrôle.
Pour rester dans l’attrait de la Bourse, est-ce que le fait d’augmenter le flottant ne serait-il pas un atout pour dynamiser le marché ?
Bien évidement. Pour les entreprises déjà cotées, il est nécessaire de les inciter à augmenter leur flottant, mais c’est souvent lié à des nouveaux projets.
N’y a-t-il pas un seuil minimum?
Si, il y a un seuil, évidemment. En dessous d’un certain seuil, l’entreprise doit racheter ses titres. Mais ce n’est pas ça le but. La vie d’une entreprise a différents cycles mais le but est de l’aider à se projeter car il s’agit d’une question de croissance. D’ailleurs, pourquoi une entreprie va-t-elle recourir à la Bourse ou au marché financier ? C’est justement parce qu’elle a des projets de croissance et que souvent, quand elle réalise une augmentation de capital, c’est dans le but de «grandir».
Par contre, quand une entreprise commence à racheter ses actions, c’est que l’environnement ne lui donne pas suffisamment envie pour aller de l’avant. C’est pour ça que je parle souvent avec beaucoup d’humilité en connaissance du marché boursier : La Bourse n’est pas la finalité. La Bourse est l’un des outils les plus avantageux dont dispose le Maroc pour aider l’environnement économique, certes, mais un parmi d’autres ! Prenons un exemple : quand nous parlons des entreprises publiques, la Bourse est sans nul doute une magnifique solution pour l’ouverture du capital des entreprises publiques. Je cite le cas de Marsa Maroc où une minorité a été introduite en Bourse et dans lequel l’État reste premier actionnaire direct. Nous avons dans cet exemple le meilleur des deux mondes : d’un côté l’actionnariat public et stratégique, la capacité de décrocher des marchés, une très belle valorisation, et de l’autre la gouvernance du privé.
En effet, la Bourse permet une meilleure gouvernance, une meilleure reddition des comptes et une responsabilisation des managers et de la mission de l’entreprise. Et on sait que ce sont des préoccupations réelles aujourd’hui au niveau de l’État actionnaire.
De plus, les investisseurs qui prennent part aux privatisations, et ceci est aussi important à souligner parce que les gens ne se projettent pas nécessairement en tant qu’investisseurs en Bourse. Ce sont des institutionnels et il s’agit là, avant tout, de vos retraites. Donc, quelque part, ce sont tous les Marocains qui investissent. Ou alors, ce sont des petits porteurs, et vous partagez la richesse du Maroc avec des Marocains. C’est pour toutes ces raisons-là, mais pas uniquement, qu’il faut redynamiser la Bourse. C’est ce qu’il faut pour redynamiser l’économie du Maroc.
Quel est le travail que vous accomplissez auprès des chefs d’entreprise en termes de niveaux de valorisation de leurs structures ?
Il y a deux choses. La première, c’est au niveau de l’accompagnement. Nous avons mis en place en 2016, ELITE, un programme d’accompagnement qui a été lancé par la Bourse d’Italie (membre du LSEG) où il a fait ses preuves auprès des entreprises familiales et des PME en termes de transmission. Au Maroc également, ce programme d’accompagnement a fait ses preuves. Toutes les entreprises qui en ont fait partie ont exprimé leur satisfaction à maintes reprises. Et pas que. Certaines ont annoncé leur intention de s’introduire en Bourse ou en tout cas, qu’elles étaient prêtes à franchir ce pas. Toutefois, après les premières cohortes, nous nous sommes rendus compte que nous devrions disposer d’un programme, disons plus «marocain» ! Donc petit à petit, nous avons gagné en expertise grâce à un travail au quotidien auprès des entreprises adhérentes au programme et autres cotables. Aujourd’hui, nous sommes prêts à lancer notre programme d’accompagnement.
Donc, le programme Elite est abandonné ?
Nous ne l’appellerons plus ELITE ! Nous l’avons contextualisé et «marocanisé».
Qu’est-ce qui va changer par rapport à Elite?
C’est encore tôt pour nous exprimer sur la question parce que notre réflexion est en cours sur la manière avec laquelle il épousera au mieux les besoins de l’économie nationale aujourd’hui. Donc, il ne s’agit pas uniquement de le marocaniser dans l’absolu mais aussi par rapport aux préoccupations nouvelles post-Covid et post-NMD.
Ce sera prévu à peu près pour quand ?
Dans les prochains mois, nous l’espérons.
Maryem Ouazzani & Sanae Raqui & Moulay Ahmed Belghiti / Les Inspirations ÉCO