Le budget de la santé atteint d’austérité
Contrairement au discours officiel, le budget alloué au secteur de la santé au Maroc présente des signes d’essoufflement depuis 2010. C’est ce que révèle une étude de l’économiste marocain Yasser Y. Tamsamani. Les explications.
Le gouvernement prépare sa nouvelle stratégie sectorielle «Santé 2025». Une nouvelle feuille de route bâti autour de trois piliers : l’organisation et le développement de l’offre de soins, le renforcement de la santé nationale, des programmes de lutte contre les maladies et enfin le développement de la gouvernance du secteur. Or cette stratégie ambitieuse déclinée en 25 axes et 125 mesures devrait faire face à des contraintes budgétaires imposées par la doctrine de la maîtrise du déficit public. Une étude réalisée par l’économiste Yasser Y. Tamsamani et présentée lors du dernier congrès de l’Association marocaine des sciences économiques (AMSE) a analysé les dépenses de santé au Maroc sur les deux dernières décennies (1995-2014). Première conclusion de cet enseignant-chercheur à la Faculté des sciences économiques de Casablanca (Université Hassan II) : «Si les dépenses totales de santé (publiques et privées) augmentent en continu, tirées naturellement par l’évolution démographique et du revenu, leur dynamique d’accroissement est en perte de vitesse depuis 2010».
Déficit structurel de l’offre de soins
Pour ce chercheur, une précision s’impose. «Si l’état de santé est bel et bien corrélé aux dépenses de santé, ce lien ne peut en aucun cas être linéaire car il est fonction des éléments multidimensionnels dépassant le seul volume des dépenses engagées pour la production des biens et services de santé», précise-t-il d’entrée de jeu. Des facteurs «culturels» comme le mode de vie ainsi que les mœurs et les coutumes locales, par exemple, ont une incidence sur l’état de santé ambiant. D’ailleurs, les États-Unis dépassent de loin l’Europe en termes de dépenses de santé mais sans que l’état sanitaire de la population américaine soit meilleur. Deuxième conclusion de Tamsamani : «ce qui compte réellement est davantage l’état sanitaire de la population que le volume des dépenses de santé».
Au Maroc, les dépenses annuelles totales de santé ont connu, sur les vingt dernières années, une progression constante (tableau n°1). «Elles ont été multipliées par 4,8 en passant de 11,1 MMDH en 1995 à 54,2 MMDH en 2014», analyse le chercheur de l’Université Hassan II. Précision : Même en éliminant l’effet de l’inflation, «l’accroissement des dépenses reste tout de même significatif avec un facteur de 3,5», reconnaît le chercheur affilié à Science-Po Paris. La même tendance est observée au niveau des dépenses de santé en points de PIB et par habitant. En revanche, la dynamique d’évolution des dépenses totales de santé en points de PIB et par habitant présente un signe d’essoufflement sur la période récente à partir de 2010, souligne le chercheur. «En effet, un changement de régime de croissance des dépenses de santé semble s’installer depuis 2010», note-t-il. Et d’ajouter : «la dynamique des dépenses totales et par habitant a perdu de son allure en passant des taux de croissance, respectivement, de 7,9% et 6,7% en moyenne annuelle sur la période 1995-2009 à des taux plus faibles de 4,4% et 3% à partir de 2010». Le ralentissement est de 3,5 points en moyenne annuelle. En point de PIB, le rythme de croissance des dépenses de santé se tasse également et se stabilise autour d’un taux de 1% en moyenne annuelle entre 2010 et 2014. Cette tendance est préjudiciable à l’amélioration des performances du système de santé au Maroc. Dans des pays avancés, il semble compréhensible que la croissance de leurs dépenses de santé suive une telle trajectoire étant donné les performances de leur système de soins mis en place et le niveau déjà élevé des dépenses par tête qui dépasse en moyenne annuelle 3.000 dollars en parité de pouvoir d’achat (PPA). En revanche, la situation au Maroc est différente : le niveau des dépenses de santé par habitant est faible à seulement 250 dollars PPA en moyenne annuelle. La marge des gains potentiels de productivité est encore importante et l’état de santé de la population est tel que l’effet de saturation ne peut être à l’origine d’un retournement à la baisse de la dynamique des dépenses de santé. «Cette hypothèse d’un éventuel effet de saturation n’est même pas envisageable dans un marché de la santé caractérisé par un déficit structurel de l’offre tel que c’est le cas au Maroc au point où la pénurie de soins s’est traduite par des files d’attente interminables et des comportements indécents de corruption et de favoritisme», conclut-il.
Le Maroc moins dépensier que ses voisins
En comparaison avec des pays voisins du sud de la Méditerranée (Algérie, Tunisie et Égypte), le Maroc ne ressort pas comme étant le plus dépensier en matière de biens et services de santé. «Les dépenses totales en point de PIB au Maroc sont en moyenne inférieures de 1 point de pourcentage à celles de la Tunisie et comparables à celles de l’Égypte. L’écart avec l’Algérie est faible», compare Y. Y. Tamssamani. Ce dernier alerte : «le Maroc ne fait pas seulement moins bien que ses voisins en termes de dépenses de santé mais pire encore, il ne semble engager aucune dynamique de rattrapage et les écarts se sont creusés davantage sur la période récente». Entre 1995 et 2014, l’écart annuel moyen entre le Maroc et l’Algérie est passé de 208 dollars de dépenses de santé par habitant à 392, soit une hausse de 88%.
Yasser Y. Tamsamani
économiste affilié à l’Observatoire français des conjonctures économiques,Sciences-Po Paris
«L’équilibre budgétaire se fait au détriment de la justice sociale»
Les Inspirations ÉCO : Quelles sont les logiques fondatrices de la politique budgétaire au Maroc et de celle de la santé en particulier ?
Yasser Y. Tamsamani : La politique budgétaire au Maroc se caractérise par un grand malentendu et les dépenses publiques de santé sont les premières à en subir les conséquences. D’une part, le débat sur ces questions se trouve piégé dans le suivi d’un seul indicateur qui est le déficit public en points de PIB alors qu’on oublie souvent le fait que ce même déficit devrait servir à alimenter l’actif de la nation et permettre d’investir dans des secteurs porteurs de prospérité et de bien-être, en l’occurrence le secteur de la santé. D’autre part, la politique budgétaire au Maroc connaît une «mauvaise» récupération politique : du côté du gouvernement, la doctrine de l’équilibre budgétaire à tout prix se dresse comme le socle de son action au détriment des principes de justice sociale et de progrès. L’opposition, quant à elle, juge et critique le travail du gouvernement en reliant à tort le creusement du déficit public à une éventuelle perte de la souveraineté nationale et à la légèreté des politiques mises en place.
Quelle approche recommandez-vous dans ce domaine ?
Cette récupération politique inappropriée du concept de déficit public incite à une course aveugle de restriction budgétaire indépendamment du positionnement de l’économie sur son cycle, de l’état des inégalités sociales et du niveau de développement du pays. Le creusement du déficit public n’est en soi ni bien ni mal, mais c’est plutôt l’usage que l’on en fait. Tant que le déficit budgétaire sert à créer de la richesse, en investissant et en atténuant l’injustice sociale dans des proportions qui dépassent son coût, le problème de sa soutenabilité ne se pose plus.
Comment se traduisent ces choix sur les dépenses de santé ?
Si les dépenses totales de santé (publiques et privées) augmentent en continu, tirées par l’évolution démographique et du revenu, leur dynamique d’accroissement est en perte de vitesse depuis 2010. L’une des raisons de ce changement de régime renvoie, comme il a été démontré dans l’étude, à la baisse du taux de croissance du poids des dépenses publiques de santé dans les dépenses totales. Dans le cas où ce désengagement public dans ce secteur se confirme dans les années à venir, les dépenses privées des ménages en biens et services de santé vont s’alourdir sachant qu’elles représentent déjà plus des deux tiers des dépenses totales , ce qui devrait conduire à un creusement des inégalités sociales et fragiliser davantage la frange de population la plus vulnérable économiquement qui est en même temps la plus exposée aux problèmes sanitaires ainsi qu’à une révision à la baisse de la productivité et de la croissance potentielle du pays.