Aïd Al Adha : les célébrations peuvent-elles (vraiment) être sacrifiées ?
Face à une sécheresse persistante et des contraintes structurelles dans le secteur agricole, le maintien ou la suspension de la Fête du sacrifice revêt des enjeux économiques et sociaux majeurs. Alors que les professionnels pointent une offre en déclin et des prix en forte hausse, les décisions à venir pourraient bouleverser la filière de l’élevage et affecter des milliers d’éleveurs. Les résultats du recensement du cheptel, attendus dans les prochains jours, seront déterminants pour trancher sur cette question aux lourdes répercussions.
C’est une période critique qui suscite beaucoup d’inquiétude. Des interrogations fusent de toutes parts sur la tenue de la Fête du sacrifice. À la lecture des analyses de professionnels agronomes, le maintien ou l’annulation des rituels de l’Aïd ne sera pas sans conséquence.
Situation floue
À l’unanimité, les professionnels insistent sur la nécessité de disposer de statistiques fiables et crédibles sur le secteur agricole, sur lesquelles il faudra se baser pour prendre la décision appropriée. À ce sujet, une opération de recensement du cheptel a été lancée par le ministère de l’Agriculture. Ses résultats seront dévoilés incessamment. Selon nos informations, ces chiffres seront décisifs quant au sort de l’Aïd, bien que des bruits de couloir laissent entendre que la décision d’annuler la fête serait déjà prise.
«Non seulement on ne dispose pas de statistiques fiables et actualisées, mais la situation a empiré à cause d’une baisse significative des effectifs animaux due à la sécheresse qui sévit depuis sept ans», relève Mohamed Tahar Srairi, professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II.
«Malgré les efforts d’extension de l’irrigation, le cheptel national n’a pas augmenté sa production, ce qui confirme que l’eau pluviale demeure cruciale pour le secteur de l’élevage. Au cours de l’année précédente, des importations subventionnées d’ovins vivants devaient atténuer les hausses des prix, mais l’effet escompté ne s’est pas produit. Pour cette année, les préparatifs de l’Aïd Al Adha ne s’annoncent donc pas sous les meilleurs auspices. La campagne agricole en cours est déjà compromise. Les productions céréales seront très limitées. Par conséquent, il faut s’attendre à des prix très élevés des bêtes sacrificielles, ce qui aura comme corollaire des difficultés d’approvisionnement du marché. Il y a une autre dimension qui n’est pas analysée à sa juste valeur, à savoir la demande exacte en animaux pour les besoins de l’Aïd», poursuit-il.
En parlant de demande, les constats montrent que le cheptel importé l’année dernière sous régime de subvention n’a pas trouvé preneur auprès des consommateurs marocains, car les bêtes ne répondaient pas aux critères recherchés. Toujours au sujet des importations, un professionnel du secteur indique que les importations d’ovins et de caprins vivants ne sont pas prévues cette année. L’année dernière, le volume importé n’avait pas dépassé 300.000 têtes. En dehors des prix qui risquent d’exploser (l’agneau né en automne vaut actuellement près de 2.500 DH), le principal problème concerne la perte du cheptel, comme l’a souligné Mohamed Bajeddi, agroéconomiste.
«La grande question qui se pose est la suivante : à ce rythme, peut-on assurer la durabilité de la filière viande ? Il faut rappeler que la suspension de Aid Al-Adha avait déjà été envisagée il y a deux ans. En économie agricole, il est connu que l’épargne des petits agriculteurs se matérialise dans le cheptel. Mais avec la sécheresse et la hausse des prix des aliments, les agriculteurs ont vendu leur cheptel en espérant une amélioration des conditions climatiques pour le pâturage. Cependant, la sécheresse persiste, et l’épargne s’est ainsi épuisée. Sacrifier des bêtes dans ces conditions contribuera à la destruction des structures de base de l’élevage».
Répercussions
«Si les autorités décident d’annuler les abattages rituels de l’Aïd, pour beaucoup d’éleveurs, notamment les naisseurs qui ont des femelles reproductrices, ce sera le coup de grâce. Ces derniers ont en effet fourni beaucoup d’efforts, car toutes les ressources alimentaires sont très chères. Face à la pénurie avérée d’herbe gratuite, les coûts sont si élevés que beaucoup d’éleveurs ont même cessé toute activité. Ainsi, la suppression de la Fête les plongerait dans une détresse absolue. On est donc face à un choix cornélien, très complexe. La décision devra être mûrement réfléchie afin de prendre en compte tous les paramètres, y compris religieux, voire identitaires de la population, ainsi que leurs répercussions aussi bien sur les éleveurs et leurs revenus que sur les consommateurs et leur possibilité de pratiquer ce rite sans trop de douleur», prévient Srairi.
Cela dit, l’annulation mettrait temporairement un terme aux pratiques des intermédiaires, qui contribuent fortement à la hausse des prix. Les professionnels exhortent les pouvoirs publics à mieux structurer la chaîne de valeur. Telle une arme à double tranchant, cette décision de maintenir ou non la Fête du sacrifice reste en suspens. Cependant, les résultats tant attendus du recensement, qui englobe toutes les catégories de cheptel, devraient apporter des éclaircissements sur la situation.
Mohamed Tahar Srairi
Professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire (IAV) Hassan II
«Si les autorités décident d’annuler les abattages rituels de l’Aïd, pour beaucoup d’éleveurs, notamment les naisseurs qui ont des femelles reproductrices, ce sera le coup de grâce. Ces derniers ont en effet fourni beaucoup d’efforts, car toutes les ressources alimentaires sont très chères. Face à la pénurie avérée d’herbe gratuite, les coûts sont si élevés que beaucoup d’éleveurs ont même cessé toute activité. Ainsi, la suppression de la Fête les plongerait dans une détresse absolue. On est donc face à un choix cornélien, très complexe. La décision devra être mûrement réfléchie afin de prendre en compte tous les paramètres, y compris religieux, voire identitaires de la population, ainsi que leurs répercussions aussi bien sur les éleveurs et leurs revenus que sur les consommateurs et leur possibilité de pratiquer ce rite sans trop de douleur.»
Maryem Ouazzani / Les Inspirations ÉCO