Les Cahiers des ÉCO

Une vie shakespearienne inspirée de « Fleurs du mal »

Mahi Binebine

Il a vécu dans la médina de Marrakech et puisé son inspiration des quartiers, des gens, de la vie et des murs pour écrire son histoire à lui, ses histoires. Avec «Le fou du roi», son dernier succès vendu à plusieurs milliers d’exemplaires et traduits dans le monde, Mahi Binebine se dévoile comme jamais. Retour sur un poète des âmes perdues à travers ses œuvres.

Cette vie-là est du pain béni pour un écrivain ! J’ai l’impression qu’on fait des cadeaux à l’écrivain et l’artiste que je suis. Je suis une éponge qui prend tout et qui essaie de comprendre le monde dans lequel elle est arrivée !, s’amuse Mahi Binebine, artiste complet, plume avisée et peintre touchant. Avec sa bonne humeur légendaire, il peint et dépeint le mal-être, les maux d’un Maroc rongé par les années de plomb, le terrorisme, la pauvreté, l’immigration clandestine.

Artiste malgré lui
Natif de Marrakech, Mahi Binebine évolue dans une famille aimante où la mère est présente et le père absent. Artiste dans l’âme, le jeune homme se cherche longtemps et finit par poursuivre des études scientifiques. Il devient professeur de mathématiques et enseigne à Paris. Mais dans la ville des lumières, sa passion le rattrape. Musicien et batteur de talent, il pense d’abord à la musique avant de donner naissance à sa première toile en 1987 et à son premier livre en 1992. C’est sa rencontre avec l’écrivain espagnol, Agustín-Gómez Arcos, qui le révélera à l’écriture. «À l’époque, on s’envoyait des lettres. Quand Agustin était à Madrid, je lui envoyais des lettres. Il m’a dit que j’avais une belle plume et que je devais me mettre à écrire des textes. Je lui ai dit que je ne savais pas écrire et il a insisté pour que je m’imprègne de l’histoire de ma famille. J’ai pensé à l’histoire de ma «Dada», ancienne esclave engrossée par ses maîtres à qui on avait essayé de retirer l’enfant. Elle va tuer l’enfant au lieu de le laisser vivre chez les bonnes sœurs», se souvient Mahi Binebine qui a remis le manuscrit à son mentor espagnol. En lisant la première page, Agustín-Gómez Arcos apprend à l’écrivain que le travail ne fait que commencer. Tous les jours, après la sortie du lycée à 15h-16h00, les deux écrivains se retrouvaient dans un café à Saint-Germain où le mentor corrigeait ligne après ligne, mot après mot. Les tournures de phrases étaient revues, le travail sur les personnages également. «Il a réécrit le livre. Quand je le lis aujourd’hui, je l’entends parler !», se souvient l’écrivain-peintre avec émotion. L’ouvrage trouve un éditeur et 8.000 exemplaires vendus. Un miracle pour un premier livre à l’époque. Après un premier roman, le deuxième est difficile à écrire, à envisager. Cependant, comme à son accoutumée, Mahi Binebine se laissera porter par un fabuleux destin. Il reçoit un appel de sa mère, souffrante, qui lui annonce qu’il ne lui reste plus beaucoup à vivre. Touchée par un cancer du sein, elle demande à son fils de venir passer les derniers mois à ses côtés. Mahi Binebine quitte maison et boulot, met son appartement à sous-louer et prend une année de mise à disponibilité. Sans le savoir, il vient de trouver le sujet de son prochain succès : les funérailles du lait. Il commence à écrire un roman sur un sein qu’une femme récupère et avec qui elle parle comme si c’était son enfant. «Mon deuxième roman était mon premier roman», confie Mahi Binebine qui, par réflexe emmène le manuscrit à son maître. «Je ne suis pas ta mère, tu as un éditeur maintenant», s’empresse de lui rappeler Agustin. L’écrivain se souvient d’avoir attendu un mois la réponse de cet éditeur qui s’est fait attendre. Mais l’attente en valait la peine puisque son deuxième roman se voit publier ! Des années plus tard, sur son lit de mort, Agustín-Gómez Arcos avouera à Mahi Binebine : «Tu ne peux pas imaginer la violence que je me suis faite pour ne pas lire ce livre, mais il fallait que je te laisse le faire». Mahi Binebine , l’écrivain est né. Le peintre ne se fera pas attendre puisqu’après la mort de son mentor, et la mort de sa mère, l’écrivain-poète ne retournera pas à Paris ni à son ancienne vie de professeur. Il est pris en charge par un frère fortuné à New York qui promet de le soutenir dans sa nouvelle vie d’artiste. «J’ai eu beaucoup de gens qui m’ont facilité le chemin». Il m’a donné l’occasion de peindre.

La peinture pour penser les mots
«En général quand j’écris un roman, on vit avec les personnages. J’écris un roman sur une femme en ce moment, je suis une femme en ce moment ! J’essaie de ressentir comme une femme. Quand je suis à l’atelier l’après-midi, elle ne me quitte pas, elle est là. Quand j’écris sur l’immigration clandestine, je peins des barques avec des gens dessus. Avec les Étoiles de Sidi Moumen, il y a eu du rouge, des explosions. Quand on écrit un roman, on s’installe à l’intérieur du personnage et l’image n’existe pas. On va le voir à travers ses sentiments, sa réalité. Au bout du roman on voit l’image et à la fin on le voit. Dans la peinture, c’est le contraire. On a l’image, on est à l’extérieur de l’image et on rentre dedans !». Durant ces années, Mahi Binebine peint tout en écrivant. Cannibales (1999), Pollens (2001, prix de l’amitié franco-arabe) et Terre d’ombre brûlée (2004) sont les réflexions et les inspirations du moment. Inspiré de l’époque Glaoui, il raconte l’histoire de deux adolescents qui rêvent ensemble. L’un est poète, l’autre homme de pouvoir qui décide de tuer le poète. L’immigration clandestine le touche et il écrit un texte qui passe en une seule nuit, et qui raconte l’histoire de personnages qui viennent du Mali, d’Algérie, du Maroc. J’explique l’itinéraire de ces personnages, d’où ils viennent et pourquoi ils veulent partir. Dans «Pollens», il s’inspire de ses années de musiciens qu’il n’a jamais oubliées pour écrire un récit décalé. D’aventures en aventures, de ports en ports, Mahi Binebine écrit l’histoire et devient une référence littéraire et artistique. Avec «Les Étoiles de Sidi Moumen», il signe un nouveau tournant dans sa carrière. Touché par les évènements de 2003, il mettra des années à écrire ce livre. «J’ai été habitée par cette histoire parce que j’ai voulu comprendre comment ces jeunes en étaient arrivés là. Je me suis arrêté parce que je commençais à comprendre leur geste et j’avais peur de les défendre. Mais je comprenais, avec toute la misère qu’ils avaient vécu, comment ils en étaient arrivés là». L’ouvrage sort finalement en 2009 et est adapté au cinéma par Nabil Ayouch quelque temps après. Le succès est phénoménal. «Le film a beaucoup aidé le succès de ce bouquin. Il me poursuit encore aujourd’hui d’ailleurs. Il vient d’être traduit en grec. Avec l’actualité, ce roman continue de vivre». Après ce grand succès, Mahi Binebine fait fort et sort «Le fou du roi», une œuvre qui en dit long sur sa vie, son enfance, sur lui. Plus que jamais.

À bas la carapace
Avec «Le fou du roi», la rentrée littéraire 2017 a été bousculé par un roman dérangeant et touchant à la fois. L’écrivain raconte l’histoire de son père, un fqih érudit, qui devient bouffon du roi. «Ce que j’ai appris sur moi avec ce livre c’est que j’ai perdu du temps avec mon père. On aurait pu se rencontrer plus tôt. En travaillant sur mon père, j’ai rattrapé un peu le temps perdu puisque j’ai passé 2-3 ans avec lui en permanence. À dormir, me réveiller avec lui. Cela m’a fait du bien !», confie Mahi Binebine qui met du temps à pardonner à ce père qui a choisi le pouvoir à sa famille. «Je suis né dans une famille shakespearienne. Entre un père courtisan du roi pendant quarante ans et un frère banni dans une geôle du sud, confie l’auteur dans les premières pages du livre. Marqué par l’emprisonnement de son frère à Tazmamert en 1971, il ne pardonnera jamais à son père d’avoir renié son fils. «Les choses arrivent quand elles doivent arriver. Si ce n’est pas arrivé plus tôt, c’est qu’il y a une raison. Cela fait 10 ans que mon père est mort, ma mère est morte, mon frère a 74 ans. C’était le moment», explique Mahi Binebine qui décide d’écrire cette histoire pesante, qui le rend léger peu à peu. «Cela m’a beaucoup coûté de dire «Papa» ! Il me fallait le dire. C’était une première. Je l’appelais «fqih», «mon père». Quand j’ai dit «Papa», j’ai su que j’étais guéri». Bercé par les histoires de famille depuis toujours, il tombe sur des vidéos de son père prise par son demi-frère. En effet, ce dernier a filmé le patriarche pendant 25 ans ! «Un jour, il est venu me voir avec un disque dur de mon père racontant sa journée avec Hassan II pendant 25 ans ! Il m’a donné ce trésor, j’ai commencé à visionner pendant 3 mois. J’avais tellement d’histoires que je me suis arrêté. J’avais tellement d’histoires, j’ai eu peur de faire un film anecdotique et léger. J’avais de quoi faire et j’ai décidé de faire mon travail d’écrivain». Il décide alors de commencer à raconter l’histoire de ce père, qui n’avait pas choisi cette vie, parachuté dans la cour du roi par hasard. Pour être fidèle à l’histoire de son père, Mahi Binebine le raconte à la première personne. «C’était un parti-pris. La meilleure façon d’être juste avec lui était de lui donner la parole. Quand on écrit un roman, le narrateur a un réel pouvoir ! J’ai eu des livres où le narrateur décidait pour moi, allait à l’encontre de mon propre désir. Je l’ai suivi, je l’ai arrêté quand j’ai pu. J’ai souvent pris la partie de mon frère et pas celui qui avait renié son fils. À la soixantaine approchante, je pensais que c’était le moment d’être juste avec mon père». Un roman en lice pour le célèbre prix Renaudot et qui s’apprête à être adapté au cinéma par la cinéaste palestino-chilienne : Marcela Said. 


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