Les Cahiers des ÉCO

«L’imaginaire est la force de l’esprit humain !»

Rachid Benzine, Islamologue, politologue et enseignant

Islamologue, il donne des éléments de compréhension sans être dans le normatif, libre à chacun d’en faire ce qu’il veut. Avec ses essais et ses «Lettres à Nour», dans lesquelles un père dissuade sa fille de sombrer dans l’obscurantisme, Rachid Benzine explore l’imaginaire comme un acte de résistance et un pont vers l’Autre. 

Les Inspirations ÉCO : Le Salon du livre de Tanger vous a sollicité pour une table ronde sur la jeunesse en mal de repères. Vous qui côtoyez cette jeunesse et qui lui parlez, de quoi souffre-t-elle aujourd’hui ?  
Rachid Benzine : Il y a plusieurs jeunesses en France. Il y a la jeunesse qui travaille, qui se mondialise, qui bénéficie de tous les atouts de la mondialisation en termes de mobilité, de réseaux, de contacts, et il y a l’autre, qui n’en bénéficie pas. Cette rupture-là est déjà fondamentale. Deuxièmement, on a toujours dit cela de la jeunesse, quelle que soit l’époque, on a toujours parlé de «jeunesse en mal de repères». Ce qui se passe aujourd’hui, c’est qu’il y a une accélération de la mondialisation qui fait que tous les repères dont nous avons hérité ont été brouillés. Il y a une défiance vis-à-vis de l’élite politique, de l’élite économique, de l’école, de l’autorité des parents. Ce qui est en crise aujourd’hui, c’est l’autorité des parents. Nous sommes passés d’un modèle de verticalité à un phénomène d’horizontalité où on cherche à retrouver des lieux d’assurance. La mobilisation avec le discours de Mélenchon est un des lieux aujourd’hui où se catalysent les phénomènes dont je viens de parler. Il y a de nouveaux repères: la jeunesse est moins déboussolée que nous. C’est nous qui sommes, en réalité, déboussolés. On a tendance à transférer notre crise interne sur cette jeunesse. On dit que la jeunesse lit moins: les statistiques prouvent le contraire. On dit que les jeunes sont plus individualistes: en réalité, ils sont plus liés les uns aux autres, ils ont d’autres modalités d’organisation qui ne correspondent plus aux nôtres. Ils sont en train de créer un monde avec nous ou malgré nous…

Vous avez réussi à sortir de la banlieue (Trappes). Avez-vous rencontré des obstacles à votre réussite ?
Il y a des obstacles dans la société française relatifs à la question de la discrimination, au  rapport colonial, aux préjugés. Il ne faut pas le nier. Il y en a par rapport aux gens qui viennent de la province aussi. Il y a différents degrés d’obstacles mais, ce que je retiens, c’est que, dans la tête de ces jeunes, ceux qui arrivent à sortir du quartier sont ceux qui réussissent. Seuls restent ceux qui ont échoué. Cela reste un ghetto économique et social. Tous les jeunes que je connais, parce que je suis encore Trappiste, rêvent d’un pavillon, de belles choses. La France est traversée par le chômage depuis 40 ans, et les choses se compliquent un peu. Je dis souvent aux jeunes de ne pas oublier que leurs parents ont eu le courage de traverser la mer pour avoir une vie meilleure. Je reproche à cette jeunesse de ne pas prendre assez de risque, de ne pas aller voir ailleurs…Ce qui m’intéresse chez les jeunes, c’est de voir comment augmenter leur capacité d’action. Quand un jeune ne sent pas qu’il a cette capacité d’agir, il retourne cette violence contre lui-même avant de la retourner contre les autres.  

Comment réussir à «refaçonner cette réalité» dans un monde où les politiques poussent à la division ?
Soit on écoute cette voix passive qui pousse à dire que rien n’est possible et que tout est pourri, ce qui vous rend autant responsable que les politiques, soit on pense à d’autres possibilités, à imaginer d’autres alternatives avec d’autres groupes. Il y a les politiques d’un côté, et de l’autre la société civile qui, elle, est un contre-pouvoir, et qui est aussi dans la proposition. On peut être jeune et être dans un contre-pouvoir, sans pour autant aspirer au pouvoir! On peut interpeller le public, faire des propositions. La société civile a un savoir-faire que le politique n’a pas souvent. Aujourd’hui, il faut s’appuyer sur elle. J’ai confiance en elle puisqu’elle travaille sur le terrain, elle restaure la confiance et la communication. La violence commence par l’appauvrissement du langage! S’il n’y a plus de confiance placée dans la parole que l’on se donne, il n’y a plus de société. Il faut encourager le débat.

Le manque de débat, est-ce le fond du problème de l’islam aujourd’hui ?  
L’islam est devenu une identité. Je dis souvent aux étudiants, aux salafistes, aux détenus que je rencontre: «Pensez-vous que le prophète de l’islam soit venu proposer une identité aux Arabes?». Le religieux est réduit à sa dimension identitaire. Il en a une, mais ce n’est pas le plus important. Il y a deux aspects dans le religieux qui sont importants. Il y a d’abord l’aspect de l’éthique. Selon Paul Ricoeur, il s’agit d’une «une vie bonne avec et pour les autres, dans des institutions justes». Une «vie bonne», c’est le souci de soi, «avec et pour de l’autre», c’est le souci de l’autre, et il n’y a pas de pérennité sans institutions. C’est un triangle. Le deuxième élément c’est l’aspect cognitif. C’est un ensemble de traditions élaborées dans le temps. Tout n’est pas là depuis le départ. La question du halal et du haram, telle que nous la connaissons aujourd’hui, c’est le travail des juristes; ce n’est pas le travail de la société. On ne se posait pas ce type de questions, c’était anachronique.

Les coutumes s’imposaient à tout le monde et s’imposaient même au Coran. Il faut lire le religieux selon le prisme du social et non l’inverse. Il faut partir de la société pour comprendre le Coran et non l’inverse, sinon cela deviendrait catastrophique. Il y a aussi l’aspect identitaire qui passe par deux choses: les gens réduisent leur richesse humaine à une religion, ce qui les appauvrit. L’islam est devenu transnational, cela devient donc un facteur commun à un certain nombre de gens, ce qui n’était pas le cas dans les années 1950-1960. Cet aspect identitaire va passer par le vestimentaire et l’alimentaire en multipliant les règles sur ces aspects-là, sur le comportement, parce qu’il y a une culpabilité. On a construit deux «identités», l’islam d’un côté, l’ Occident de l’autre. Cela engendre des crispations. À force d’avoir une vision «intégrale» de la religion, de penser que toutes les questions peuvent trouver une solution dans la religion, cette dernière est à la fois partout et nulle part, et là est le grand danger. Dès qu’il y a un débat, on a peur de cette division. Je pense que seule la critique peut nous sauver.

Dans «Lettres à Nour» vous dites pouvoir prouver que l’amour et l’imaginaire peuvent nous sauver…
L’imaginaire est la force la plus importante de l’esprit humain! On ne s’en rend pas compte. Écrire des essais, c’est bien, je continue à en faire. Mais à un moment, pour toucher les gens, pour les amener à réfléchir sur une question donnée, il faut augmenter leur capacité d’imagination. Je voulais des personnages fictifs auxquels on s’attache. J’ai fais appel aux sens, à la faculté de l’esprit à saisir un phénomène que les sciences ont tendance à réduire. On n’a pas une vue d’ensemble. La vérité de la fiction est peut être plus vraie que nos essais. Si on prend un tableau de Picasso, Guernica par exemple, tableau sur le guerre civile, celui-ci dit un un million de fois ce que les livres disent de ladite guerre! On vit une expérience unique face à un tableau. Parfois, les gens peuvent basculer à cause ou grâce à une image.

La critique, le débat sont-ils possibles ? Comment arrivez-vous à faire passer un message, aussi sensible soit-il ?
Il ne faut pas chercher à polariser ou à stigmatiser. Je veux amener les gens à réfléchir. Quand un jeune me dit «C’est haram», je lui demande «pourquoi, qui a dit ça?». Il me répond généralement: «c’est l’islam». Je lui réponds que l’islam, comme «ça», n’existe pas. Quand on dit l’islam, il faut faire référence à un penseur donné, issu d’un siècle donné, sur un sujet donné. Ça, c’est précis. Mais me dire «l’islam dit que», cela n’a pas de sens. Je ne dis pas que c’est bien ou non, je leur demande juste d’étayer leur réponse. Il n’y a pas un seul mot dans la pensée islamique, pas un seul mot du Coran, à propos duquel les avis divergents; il faut retrouver la pluralité à l’intérieur de la tradition. Je pousse à la recherche sans imposer un chemin ou un cheminement.


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