Ces héroïnes de la fraise
À la fin des années 2000, des milliers de Marocaines sont parties travailler à la cueillette de la fraise dans la province de Huelva, en Espagne. L’universitaire Chadia Arab leur rend hommage à travers une brillante enquête de terrain. Les Inspirations ÉCO vous propose des extraits de ce travail* qui brosse le visage d’une migration au féminin.
Heureuses élues ou victimes d’un système migratoire bien réfléchi entre le Maroc et l’Espagne ? Ces femmes se sacrifient et doivent réussir et revenir en héroïne car cette migration circulaire leur impose de rentrer au Maroc sans leur garantir le retour en Espagne. Selon la conjoncture économique et agricole, les Espagnols et l’ANAPEC font le choix de faire revenir telle ouvrière plutôt qu’une autre, car elle a mieux travaillé, car elle a été plus docile que les autres, car elle a su mettre en confiance son patron, etc. Les facteurs de ces choix sont parfois subjectifs. Or, d’années en années, le gouffre s’est creusé entre la volonté de femmes de travailler et de continuer à circuler et celle des acteurs espagnols subissant une crise qui les contraint à diminuer drastiquement le nombre de Marocaines pour recruter des nationaux. En théorie, la politique migratoire se voulait circulaire, juste et solidaire. La convention imaginait un système qui prétendait être gagnant-gagnant entre le Maroc et l’Espagne. Mais en 2017, à Cartaya, les anciens médiateurs marocains qui assuraient l’accompagnement des saisonnières avant 2013 en Espagne nous ont expliqué que les véritables perdantes dans cette histoire, c’étaient les femmes. Témoignages :
Saïda, la battante
«Il y a eu une réunion de préparation à Mohammédia. Les recruteurs ne prenaient pas les grosses car elles ne pouvaient pas travailler. Moi, le recruteur ne m’a pas regardé les mains, mais certaines de mes amies m’ont dit qu’ils vérifiaient les mains. Il y en a même qui disent qu’il faut être moche pour travailler. Surtout ne pas arriver et se présenter bien habillée ou maquillée. Il faut être comme on est d’habitude. Moi j’y suis allée avec ma djellaba. On était 6.000 femmes à aller à Mohammédia. On faisait la queue, tout le monde se poussait. On montrait à la télévision comment on était, comment on travaillait et comment ramasser la fraise en Espagne. C’était un spectacle assez surprenant et impressionnant. Ils faisaient l’appel à haute voix en prononçant nos prénoms et noms. Si on avait la feuille, la verte, ça voulait dire qu’on avait gagné. On a beaucoup rigolé car quand on y pense, on s’est battues pour aller travailler dans la misère. C’est la misère qui nous fait partir».
Zahra, mère courage
«On est entré dans un grand bateau. Je lisais le Coran car j’étais morte de peur. Je pensais que j’allais mourir. Je n’avais jamais vu la mer. Je n’étais jamais sortie de mon village. Tout était «la première fois», tout était dur pour moi car je découvrais le travail, c’était difficile et nouveau. Au bout d’une semaine, je voulais aller voir le chef pour qu’il me fasse rentrer au Maroc. Je pleurais, je ne supportais plus. Les autres filles marocaines m’ont secouée et m’ont obligée à rester. Saïda m’engueulait et me disait qu’il fallait être courageuse, pour mon fils. Pour elle, c’était une opportunité et il ne fallait pas que je gâche cette chance. Je suis donc restée. En 2009, c’est la deuxième fois, ça se passe mieux. Le travail, j’y suis habituée, c’est comme si je retrouvais ma famille avec les filles…Et puis j’ai pensé à mon fils. Si je mourais, qui allait l’élever? J’ai supporté trois mois avec difficulté. Je ne pensais qu’à lui». À chaque fois qu’elle revient, Zahra organise la sadaka, fête familiale et religieuse à laquelle elle invite toute sa famille. La première année, elle a fait beaucoup de cadeaux. Elle a acheté un réfrigérateur et des moutons. Elle a investi dans la maison où elle a fait installer l’électricité. Avec l’argent des fraises, elle a acheté trois terrains de 100 m2 chacun. Aujourd’hui, elle a même fait construire une maison pour elle et son fils. «Le patron espagnol avait mis des caméras à l’entrée de la maison et dans les arbres. Le patron était très strict, car il y avait parfois des bagarres, des filles qui sortaient la nuit et il n’aimait pas ça. Pendant qu’on ramassait les fruits, une Marocaine nous surveillait pour voir si on travaillait bien ou pas. Elle devait aussi gérer les dortoirs, s’assurer que tout se passait bien entre nous et qu’on ne sortait pas. Au début, elle nous tendait des pièges pour voir quel type de fille on était. Par exemple, elle nous demandait si on voulait qu’elle nous ramène des hommes dans le dortoir. D’après ce qu’elle nous avait dit, elle avait fait des études à Tétouan. Elle parlait très bien l’espagnol. Le patron l’employait clairement pour nous surveiller. Nous, on avait peur d’elle, car elle rapportait au patron mais en même temps, elle était très gentille car elle nous remettait dans le droit chemin. […] Pour sortir, on doit obligatoirement porter un gilet jaune. Si on sort sans gilet, on se fait retirer trois jours de travail de notre salaire. Entre nous, si on se voit sans gilet, on le dit à Farida et elle vient nous engueuler…Dès qu’on est arrivées, on nous a dit qu’il ne fallait pas faire trois choses : zbala (faire les poubelles), lhrig (brûler) et lfsad (se prostituer). Si on arrivait à se tenir sur ces trois choses, on n’aurait jamais de problème».
*Dames de fraises, doigts de fée: Les invisibles de la migration saisonnière marocaine en Espagne, Édition En toutes lettres, collection Enquêtes, 2018, prix 75 DH.
Chadia Arab
Géographe, enseigne la géographie des migrations à l’Université d’Angers (France).
«Le but est de parler des invisibles de la migration»
Les Inspirations ÉCO : Pourquoi avoir choisi de travailler sur cette forme de migration saisonnière ?
Chadia Arab : J’ai choisi, après avoir travaillé sur ma thèse de doctorat en géographie qui portait sur la circulation migratoire des Marocains, plutôt celle des hommes, de m’intéresser à la féminisation des filières marocaines. En 2009, quand je suis recrutée au CNRS, mon projet de recherche porte sur les migrations marocaines des femmes vers les pays du Golfe et plus particulièrement à Dubaï où je mène des enquêtes de terrain avec ma collègue anthropologue, Nasima Moujoud. Je m’intéresse également aux saisonnières marocaines en Espagne.
Comment avez-vous mené votre enquête sur le terrain ?
Je rencontre Saïda en 2008 dans un village près d’Azilal qui me raconte son parcours et son expérience de dames de fraises. Je lui propose de la suivre sur la prochaine saison. En 2009 en Espagne, après quelques recherches je la retrouve et elle devient la principale actrice de mon enquête de terrain puisqu’elle me permet de rencontrer plusieurs autres saisonnières, avec lesquelles je partage leur quotidien, leur travail, leurs sorties, etc.
Au final, quel est l’objectif de cet ouvrage ?
Cet ouvrage entend rendre visible une autre image des femmes dans la migration, au-delà de celle de l’accompagnatrice, passive, absente, femme au foyer et analphabète et déconstruire ces représentations sociales encore largement dominantes notamment quand il s’agit de femmes d’Afrique du Nord. Il a fallu alors les rechercher et les rendre visibles là où souvent on ne pensait pas les percevoir, comme sur les lieux de travail salarié.
Qu’est-ce qu’apporte le travail sur la dimension «genre» ?
Je me suis toujours intéressée aux migrations dans mes objets de recherche, mais je voulais aussi croiser ces travaux avec le genre. L’idée était de comprendre cette migration de femmes, particulière et cadrée par un programme de migration circulaire avec sélection de ces femmes directement dans le pays d’origine et avec des critères très stricts (être femme, avoir des enfants et provenant de milieu rural, divorcées ou veuves ou si mariées avec consentement du mari). Il s’agissait aussi de rendre compte de femmes dont on ne parle pas ou si peu, ces invisibles de la migration, celles que j’appelle les dames de fraises, pour leur rendre aussi hommage car elles sont aussi des femmes courageuses.