Concurrence. L’urgence de faire sauter le verrou
Les entreprises marocaines sont moins soumises à la pression de la réduction de marges que leurs compères des pays du Maghreb, ce qui démontre une concurrentialité faible du marché marocain.
Le rapport de la Banque mondiale sur le secteur privé (Cf. Les Inspirations ÉCO du 6 août 2019) a insisté sur l’absence de la culture de risques dans l’économie marocaine. Un état de fait qui a plusieurs facteurs mais les analystes internationaux pointent du doigt celui qui contribue le plus à cette «psychose de l’entrepreneuriat»: l’absence d’une concurrence saine, du moins pas dans tous les secteurs. En termes de politique de concurrence sur le marché, le Maroc est perçu comme étant à la traîne par rapport à ses pairs régionaux et aux pays de comparaison. Cet écart a un impact sur la perception des risques par le secteur privé, compte tenu notamment de l’existence d’intérêts particuliers et de pratiques clientélistes. Par rapport à leurs homologues régionaux, de nombreux marchés marocains se caractérisent par une plus grande concentration du marché. La part des monopoles est élevée dans des secteurs qui se caractérisent généralement par une faible concentration du marché ailleurs. Par exemple, selon l’enquête sur les entreprises de 2013, près de 40% des entreprises manufacturières sont en concurrence sur les marchés oligopolistiques. Des structures de marché concentrées peuvent émerger naturellement et efficacement quel que soit le niveau de concurrence, par exemple en présence d’importantes économies d’échelle et de marchés de petite taille. Cela dit, la concentration des marchés peut aussi résulter d’interventions gouvernementales qui restreignent l’entrée, facilitent la dominance des certains opérateurs ou créent des conditions de concurrence inégales. À cette fin, il est important d’observer les résultats du marché comme les marges prix-coûts (MPC), souvent utilisées comme approximation de la puissance de marché des entreprises, à savoir la capacité des entreprises à augmenter leurs prix au-delà du coût marginal. Une plus grande proportion d’entreprises marocaines bénéficie de marges très élevées par rapport à leurs homologues régionales.
Réglementation restrictive
En se basant sur les données de l’enquête sur les entreprises pour le Maroc en 2013, la densité du noyau montre la fonction de la distribution des marges prix-coûts et donne une vue d’ensemble du degré d’hétérogénéité et/ou de dispersion des marges dans les entreprises marocaines. Si l’on compare le Maroc aux pays de la région MENA, les données de l’enquête sur les entreprises suggèrent que la part des entreprises pratiquant des marges prix/coûts élevées est plus importante au Maroc, ce qui peut suggérer que les entreprises marocaines font face à des niveaux d’intensité de la concurrence inférieurs. En fait, les résultats des régressions transversales suggèrent qu’en moyenne, les entreprises ayant des caractéristiques similaires (en termes d’âge, de taille, de structure de la propriété et de secteur) ont tendance à dégager au Maroc des marges coûts-prix supérieures à celles qui sont observées en Égypte et en Tunisie. La concurrence limitée sur certains marchés marocains peut provenir d’une combinaison de réglementations restrictives ou de l’application discrétionnaire du cadre réglementaire qui rendent l’entrée et l’exploitation de nouvelles entreprises difficiles, de distorsions du marché dues à un traitement inégal de certains opérateurs et d’une mise en œuvre inefficace de la politique de concurrence. Pour que les marchés fonctionnent mieux, il est nécessaire de s’attaquer aux réglementations et pratiques gouvernementales qui restreignent la concurrence sur le marché ou affaiblissent l’application des politiques de concurrence. La mise en œuvre effective des règles de concurrence et des instruments réglementaires connexes comme le cadre des marchés publics est tout aussi importante.
Protéger les opérateurs historiques n’est pas pertinent
À cette fin, il est essentiel de coordonner les efforts politiques des organismes publics et privés pour créer un environnement commercial compétitif et promouvoir des marchés ouverts et contestables afin de créer des incitations à l’entrepreneuriat et d’accroître les pressions pour innover. Premièrement, les réglementations qui semblent protéger les opérateurs historiques peuvent fausser les marchés et avoir des répercussions critiques sur l’ensemble de l’économie, par exemple sur les marchés des intrants et les industries de réseau. Les entreprises acquièrent généralement un grand nombre de leurs intrants – transport, énergie, télécommunications et services financiers – sur les marchés locaux. Si ces marchés en amont manquent de concurrence, les biens et services nécessaires à la production ne sont pas offerts à un prix concurrentiel. Cela a une incidence sur les consommateurs nationaux – ménages et entreprises – ainsi que sur le commerce extérieur. Des intrants coûteux nuisent à la compétitivité des entreprises exportatrices par rapport à leurs concurrents étrangers et la croissance économique pourrait en souffrir. Des cadres solides en faveur de la concurrence et des régulateurs sectoriels pleinement habilités améliorent non seulement la performance du secteur mais ont aussi des retombées notables sur l’économie dans son ensemble. Dans le secteur des télécommunications, l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) a pris plusieurs décisions pour favoriser la concurrence dans ce secteur, notamment le partage de l’infrastructure mobile et la portabilité des numéros mais la réglementation demeure incomplète et sa mise en œuvre a pris du retard. Bien que dix ans se soient écoulés et que plusieurs décisions aient été prises, l’ANRT n’a pas procédé au dégroupage de la boucle locale. Les retards dans la mise en œuvre de la réglementation sur le dégroupage ont poussé l’un des acteurs du marché à déposer début 2018 une plainte contre l’opérateur historique pour dommages et intérêts à hauteur de 620 M$, au motif que le partage des infrastructures n’a pu être effectué.
Dans le secteur de l’électricité, l’absence de séparation structurelle entre les segments de marché où l’ONEE est présente (production, distribution et transport) et l’absence d’un régulateur indépendant ont contribué à maintenir la position dominante de cet opérateur historique public. L’absence de séparation structurelle ou du moins de séparation des comptes donne la possibilité à l’ONEE de tirer parti de sa position dans le transport d’électricité (monopole naturel) sur les segments de marché en amont et en aval (production et distribution/approvisionnement, respectivement) et fait en sorte que les opérateurs privés éprouvent davantage de difficultés à se mesurer à l’ONEE sur ces segments. Ainsi, bien que le secteur privé soit entré dans le segment de la production d’électricité il y a longtemps par l’intermédiaire des producteurs indépendants d’électricité et que les trois principaux producteurs représentent 37% de la capacité de production installé, les petits producteurs ont des difficultés à accéder au réseau de l’ONEE. L’une des raisons en est que l’accès des tiers au réseau de transport de l’ONEE est négocié plutôt que réglementé. L’accès réglementé faciliterait généralement l’entrée sur le marché et réduirait le potentiel discrétionnaire et discriminatoire favorisant ainsi des conditions plus concurrentielles pour les opérateurs du marché. Par ailleurs, l’Autorité nationale de régulation de l’électricité (ANRE) chargée notamment d’assurer l’accès et la régulation des tarifs, n’a pas encore été créée malgré l’adoption d’une loi en ce sens en 2016.
Aujourd’hui, les tarifs d’accès sont fixés par une commission interministérielle qui supervise les activités des prestataires privés et applique la réglementation en cas de conflit. Le contrôle des prix sur un certain nombre de marchés réglementés et non réglementés peut fausser davantage les incitations des entreprises privées à participer à ces marchés et à fournir des biens et services de qualité. Si le principe général est que le marché détermine librement les prix sans intervention de l’État, la réglementation du commerce de détail reste en vigueur pour 12 produits/services, dont le secteur de l’énergie (électricité et gaz butane), les transports (urbains/interurbains), les produits de base (eau potable, sucre, farine, produits pharmaceutiques, détergent, tabac) et les services professionnels réglementés (notariat, services médicaux et judiciaires). Certains, dont le transport, le sucre et la farine, restent fortement subventionnés, ce qui introduit de nouvelles distorsions dans les modes de consommation et une charge supplémentaire dans les dépenses publiques. Deuxièmement, les privilèges dont bénéficient certains opérateurs peuvent rendre difficile l’accès des jeunes entreprises aux marchés (Pilier II). Un grand nombre des industries lucratives du pays restent entre les mains de quelques familles, concurrençant dans des conditions inégales les petites entreprises qui font face à des obstacles à l’entrée élevés. L’activité économique est essentiellement tirée par des entreprises établies plutôt que par de nouvelles entreprises (les recettes totales des grandes sociétés cotées représentent 31% du PIB) et principalement dans un nombre limité de secteurs non échangeables (construction, immobilier et commerce) à faible potentiel en termes de création d’emplois de qualité et de valeur ajoutée (Banque mondiale, 2017). Qui plus est, les entreprises publiques marocaines fournissent des biens et services commerciaux, souvent en concurrence directe avec des entreprises du secteur privé. Sur les 30 secteurs sondés, 23 ont au moins une entreprise publique, contre 15 en moyenne dans les pays de l’échantillon. Les défaillances du marché (monopole naturel, caractéristiques du bien public ou externalités) peuvent justifier la participation directe de l’État à certains marchés, notamment dans le secteur des infrastructures.
Au Maroc, cependant, plus de la moitié des secteurs dans lesquels des entreprises publiques sont présentes (12 sur 23) sont des secteurs non liés aux infrastructures. Il s’agit de secteurs qui peuvent généralement être desservis par des exploitants privés, notamment la fabrication (produits pétroliers raffinés, métaux de base, produits du travail des métaux), le commerce de gros, les restaurants et les hôtels.
Mettre des garde-fous là où l’État est présent
Là où la participation de l’État à l’économie est importante, comme dans le cas du Maroc, il est essentiel de préserver la concurrence en garantissant des conditions de concurrence égales pour tous les acteurs du marché, c’est-à-dire la neutralité concurrentielle. Selon le principe de neutralité concurrentielle, toutes les entreprises – publiques ou privées, nationales ou étrangères – doivent être soumises au même ensemble de règles pour favoriser la concurrence sur le marché. La mise en œuvre effective de ce principe est importante pour réduire le risque d’éviction de l’investissement privé ou d’imposition de lourdes charges sur le budget de l’État. Au Maroc, cependant, les lacunes réglementaires semblent affecter toutes les composantes du cadre de neutralité concurrentielle. Concentrer les activités des entreprises publiques : il n’y a ni obligation légale ni distinction systématique entre les activités commerciales et non commerciales des entreprises publiques ; lorsque cette distinction existe, elle constitue une exception et non la règle. Identifier les coûts des activités commerciales et non commerciales : en l’absence de séparation structurelle ou comptable entre les activités commerciales et non commerciales, les entreprises publiques peuvent utiliser les recettes provenant d’activités non commerciales pour subventionner indirectement des activités commerciales lorsqu’elles font face à la concurrence privée.
Parvenir à un taux de rendement commercial
La loi n’impose pas systématiquement aux entreprises publiques de parvenir à un taux de rendement commercial et leurs transactions ne sont généralement pas comparées à celles des opérateurs privés. Neutralité fiscale : bien que les entreprises publiques soient assujetties à la TVA, certaines sont exonérées de l’impôt sur les sociétés et peuvent bénéficier de recettes parafiscales instituées à leur profit, l’État garantit la majorité de la dette extérieure des entreprises publiques. Neutralité de la dette et subventions directes : Le budget accorde systématiquement des subventions aux entreprises publiques pour leurs dépenses d’investissement et de fonctionnement. Certaines entreprises publiques bénéficient également de recettes parafiscales ; il n’existe pas de cadre permettant de contrôler la manière dont ces aides d’État et ces aides publiques sont accordées ou d’évaluer leur incidence sur la concurrence.
La mise en application, la phase critique
De plus, les lois sectorielles peuvent offrir une protection aux entreprises publiques qui fournissent des services publics spécifiques, en particulier dans les industries de réseau, comme c’est le cas pour l’ONEE et la CDG. Troisièmement, le renforcement des cadres institutionnels est essentiel à la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles et autres dispositions légales et réglementaires qui soutiennent la libre concurrence au Maroc. La Constitution de 2011 protège à la fois le droit à des marchés concurrentiels (articles 35 et 36) et le rôle du Conseil de la concurrence en tant qu’institution indépendante (article 166) tandis que l’obligation pour les entreprises publiques et les opérateurs des marchés réglementés d’agir dans un esprit propice à la concurrence est consacrée par plusieurs lois. Dans certains cas importants, toutefois, les institutions chargées de mettre en œuvre ces obligations n’ont pas encore été créées, comme dans le cas pour l’autorité de régulation de l’électricité (ANRE) ; elles étaient inopérantes comme dans le cas du Conseil de la concurrence jusqu’à récemment ou elles sont mal positionnées pour appliquer leur mandat dans ce domaine, comme dans celui de l’ANRT et de la DEPP (Direction des entreprises publiques et de la privatisation). Si l’absence de mise en œuvre constitue le problème le plus critique, certains aspects de la loi sur la concurrence soulèvent également des préoccupations en termes de concurrence. La portée des exemptions potentielles risque de compromettre l’efficacité de la loi. Généralement, seuls les accords qui n’entravent pas la concurrence peuvent bénéficier d’exemptions lorsque les avantages l’emportent sur leurs effets négatifs sur le marché, la loi sur la concurrence autorise également l’exemption de pratiques qui constituent un abus de position dominante. Ces dérogations peuvent être fondées sur une analyse de leur impact sur le marché mais elles peuvent aussi être simplement approuvées par toute autre loi ou réglementation (article 9).
En raison de la non-application de la loi sur la concurrence et des dispositions provisoires qui la remplacent, le contrôle des fusions risque d’être hautement politisé et inutilement coûteux pour le secteur privé. Bien que le Conseil de la concurrence n’ait pas fonctionné entre 2014 et 2018, l’approbation de fusions susceptibles d’avoir une incidence anticoncurrentielle sur le marché a été donnée par le Cabinet du chef de gouvernement. Des facteurs non techniques et des intérêts politiques peuvent ainsi influer sur l’examen et les parties à la fusion doivent supporter des coûts importants (honoraires, conseils juridiques et autres exigences liées à la notification des fusions) même si aucune évaluation en termes de concurrence, ni mesures de correction pour limiter les effets négatifs pour la concurrence n’ont été proposées.