Éducation/plan d’urgence : Des milliards dilapidés pour rien
Le budget du Plan d’urgence de l’éducation a été gonflé de plus 8 MMDH, tirés des caisses de l’État. Si le parquet ne réagit pas ou agit en secret comme l’imposent les us judiciaires, la gabegie ne cessera jamais.
Responsables ou coupables de l’échec du Plan d’urgence de l’éducation ? C’est la question élémentaire qui surgit après la lecture méticuleuse du rapport de la Cour des comptes relatif à l’évaluation de ce plan décidée il y 10 ans maintenant. L’attentisme qui prévaut actuellement à propos des retombées de ce rapport provient de plusieurs zones d’ombre qui ont trait à plusieurs niveaux. D’abord, au niveau des attributions de la Cour des comptes, dont le rôle dans l’application de la loi et non pas l’investigation sur les infractions. Les rapports avec le parquet général, investi d’un statut autonome depuis 2017, semblent passer et repasser un test sérieux à l’occasion de chaque rapport de la Cour des comptes car si le parquet ne réagit pas ou réagit en secret comme l’imposent les us judiciaires, l’effet dissuasif ne se fera pas sentir. Ce sont des procès publics qui pourront donner une nouvelle dimension aux conclusions des magistrats de la Cour des comptes et donner en même temps l’occasion aux responsables des irrégularités de se défendre. Ensuite, l’activation de la reddition des comptes durant l’année 2018 a été clairement annoncée par le souverain avec des remaniements ministériels qui sont intervenus pour donner un signal fort pour que le principe ne reste pas lettre morte. La reddition des comptes doit naturellement commencer par les gros dossiers qui seraient à l’origine de dilapidation de milliards de DH de deniers publics.
Pour ne pas taxer tous les intervenants dans le cercle de la reddition des comptes d’immobilisme, seul le tissu associatif a pu réagir face aux dérapages du plan d’urgence avec une plainte déposée durant cette année par le réseau marocain de défense des deniers publics auprès du parquet de Rabat au sujet d’un marché de la valeur de 500 MDH portant sur un matériel didactique neuf mais qui s’est avéré par la suite comme étant d’occasion ou peu commode. Cette démarche parcellaire risque, par contre, de dévier puisque la responsabilité sera imputée à des fonctionnaires sans que cela ne puisse concerner les commanditaires des fautes de gestion relevés par la Cour des comptes, ce qui est conforme aux exigences de la reddition des comptes, c’est de procéder selon les normes constitutionnelles qui dictent que la justice soit le garant de la légalité au Maroc avec une application impersonnelle de la loi et surtout pour servir l’intérêt général.
Une démarche d’analyse
Le plan d’urgence 2009-2012 forme l’objet de cette enquête réalisée sur la base du rapport publié par la Cour des comptes le 12 décembre ainsi que d’autres documents qui se rapportent à ce plan dont la paternité directe est à attribuer au département de l’Éducation nationale du gouvernement d’Abbas El Fassi. Son lancement officiel devant le souverain, le 11 septembre 2008, a constitué un gage quant à la mise en œuvre effective des 23 projets listés par le PU. L’avènement de la Constitution de 2011 et tous les changements qui ont suivi a permis de faire une première «évaluation» du programme d’urgence après que les groupes parlementaires sous la coupole n’arrivaient pas à avoir un bilan du PU. C’est en effet l’ancien ministre de l’Éducation au sein du gouvernement de Benkirane, Mohamed El Ouafa qui a été interpellé sur le bilan du plan d’urgence. Au sein des groupes parlementaires, il s’agissait d’une séance d’écoute avant de pouvoir discuter en comité restreint au sein de la Commission de l’enseignement pour aboutir à des recommandations à intégrer dans le Plan d’actions du département de tutelle. Des entraves liées à l’enclavement en passant par les limites des programmes de lutte contre l’abandon scolaire mais surtout les grèves ont été le talon d’Achille du plan d’urgence au point qu’une année blanche allait être décidée lors de l’année scolaire 2010-2011 où un total de 11 jours avait été enregistré comme moyenne mensuelle des mouvements de désœuvrement collectifs décrétés.
À cette date qui correspond à la période consécutive à la fin du PU, le régime des recrutements continue de s’aligner en tête des urgences à régler après l’échec de l’expérience du recrutement via des contrats à durée indéterminée et le non renouvellement des délégations des pouvoirs de recrutement qui avaient été accordés aux académies régionales. Cette performance avait poussé durant 2011-2012 à chercher un autre régime qui s’appuie désormais sur la mise en place de licences professionnelles spécialisées dans l’éducation. Cela a concerné au départ 3 universités mais également la création de nouveaux Centres pédagogiques régionaux (CPR) pour accompagner les efforts déployés et combler le manque de ressources humaines surtout dans le rural. Au niveau du suivi, le conseil supérieur n’était pas encore installé, lequel a été doté de larges prérogatives en matière d’évaluation des programmes.
Le verdict de la cour
Annoncé par le premier président de la Cour des comptes lors de son passage au Parlement en novembre 2018, le rapport de la plus haute juridiction financière sur le programme d’urgence a été publié dans l’optique de dresser un diagnostic qui met fin aux longues tergiversations autour de ce plan conçu durant la période 2009-2012. «Le MEN n’a pas mis en place un système permettant de distinguer les moyens financiers alloués à ce programme. En fait, l’enveloppe budgétaire allouée au PU a été fusionnée avec le budget annuel du département de l’Éducation nationale. Cette situation n’a pas permis de dresser le bilan financier du PU et d’évaluer les réalisations par rapport aux moyens mobilisés». C’est probablement le principal constat de départ des investigations des magistrats de la haute juridiction budgétaire. «La fusion» du budget du PU au sein du budget général a fini par noyer le dispositif de contrôle même si les lois de règlement des finances sont contrôlées et votées par les deux chambres du Parlement. La sortie de l’évaluation du PU du terrain parlementaire vers celui judiciaire marque un tournant dans l’évaluation du PU. L’approche de la Cour des comptes n’était pas sélective. «L’absence d’une véritable synchronisation des opérations avec les AREFs et le ministère de l’Économie et des finances qui s’est traduite par des écarts significatifs entre les montants des subventions du budget général de l’État inscrits dans la comptabilité centrale du MEN et ceux contenus dans les budgets définitifs des AREFs. L’existence de ces écarts remet en cause la qualité de suivi des subventions accordées aux AREFs à la fois par le MEN et par le MEF». Ce n’est donc pas seulement le ministère de l’Éducation nationale qui est concerné. Sans aller plus loin, la cour a démontré encore une fois qu’elle évite l’immixtion dans le champ de la responsabilité politique dont la sanction relève constitutionnellement du Parlement et du roi.
Les fautes de gestion
Le MEN a fixé dans la première version du PU une durée de mise en œuvre de quatre ans couvrant la période 2009-2012. Cette durée a été réduite à 30 mois si on tient compte des 18 mois qui ont été consacrés au recadrage pour stabiliser la configuration définitive du programme. «La durée de 30 mois ne s’accorde ni avec l’ampleur du programme ni avec la consistance des actions à entreprendre», indique les magistrats de la Cour des comptes. Un autre pas dans l’échelle de gravité des erreurs de gestion commises réside dans le fait que «les résultats qui découlent de l’analyse de l’effort financier de l’État et des dépenses soulèvent la question de la capacité d’absorption par le secteur de l’éducation des ressources qui ont été allouées sur la période du P.U». Il est clair que le PU a eu un budget qui est très supérieur aux objectifs. Les magistrats de la Cour des comptes l’ont dit de plusieurs manières dans leur rapport. L’État a déployé, au titre de la période 2009-2012, des ressources importantes pour la mise en œuvre du P.U. Les crédits de paiement ouverts, hors masse salariale, ont totalisé une enveloppe budgétaire de 43,12 MMDH enregistrant une augmentation de l’ordre de 30,07 MMDH, soit 230% par rapport à la période 2005-2008. Les calculs opérés par la cour font dégager un autre contraste qui est cette fois plus édifiant. Les consommations des crédits traduites par les paiements et donc les réalisations sur la période ne reflètent pas cette urgence dans la mesure où les paiements effectifs n’ont représenté que 25,12 MMDH sur les 43,12 MMDH de crédits définitifs, soit un taux de 58,2% avec des niveaux très différenciés. Chiffres à l’appui, la cour conclut que «le taux de paiement au titre des investissements réalisés par les services du MEN était bas, soit 10,2%, contre 61,2% pour les AREFs et n’atteint pas le ratio moyen de 66,5% pour le budget d’investissement de l’État».
Comment le MEN s’est défendu
Au total, ce sont 19 réponses qui ont été rapportées par la Cour des comptes dans son rapport. Le MEN a donné des explications sur le cadrage budgétaire, l’origine du chevauchement des missions lors de la mise en œuvre et la révision du document du PU. La version du ministère s’appuie sur plusieurs arguments. D’abord, pour le département qui était sous la responsabilité d’Ahmed Akhchichine, la hausse du budget alloué au PU est «liée à la hausse des objectifs quantitatifs. Il a noté à cet égard que cette augmentation a fait l’objet de négociation avec le ministère de l’Économie et des finances (MEF) pendant le processus d’élaboration de la Loi de finances», indique la réponse du ministère de l’Éducation nationale. C’est la 2e fois que la responsabilité solidaire du département des Finances est évoquée dans le rapport après que la cour a mentionné dans son argumentaire que l’argentier du pays est l’ordonnateur crucial.
Le MEN a voulu aussi changer l’avis des magistrats sur leur appréciation de la réduction de la durée du PU de 48 mois à 30 mois à cause de la période consacrée au recadrage. «Pendant la phase de recadrage, plusieurs projets ont continué à être déployés sans aucune interruption, 24 mois (2010 et 2011) est la durée réelle d’exécution des projets du PU», précise l’argumentaire du ministère qui ajoute que l’année 2009 est considérée comme une année d’expérimentation et de recadrage des projets avec le lancement des projets d’infrastructure, notamment les constructions, la réhabilitation et l’appui social. Par contre, l’année 2012 a connu l’arrêt effectif de plusieurs projets du PU. Pour minimiser l’impact de l’hypertrophie des organes chargés de la mise en œuvre du programme d’urgence, la défense du ministère a voulu être moins catégorique. «Le management des projets par des responsables administratifs présente lui aussi des contraintes», reconnaît cette fois le ministère.
Au niveau des AREF, le manque de compétences (responsables et cadres) a contraint certains directeurs des académies régionales à nommer une personne justifiant des qualifications et de l’expertise requise pour gérer plusieurs projets en même temps. «La mobilité des chefs de projets est un constat normal dans une structure composée de plus de 2.500 chefs de projet. En plus, les coordonnateurs au niveau national, les coordonnateurs régionaux et les chefs de pôles se sont engagés à garantir la continuité du portefeuille», selon le ministère. Il faut dire que les rapports couvrent la réalisation de certaines actions non prévues dans les fiches de recadrage des projets. Cette situation rend difficile de faire un bilan exhaustif du P.U. Sur cette remarque, le MEN a indiqué qu’effectivement la planification initiale des projets, indiquée dans les fiches de cadrage, a connu une modification au cours de l’exécution. «Ceci est expliqué par le besoin de mettre à jour le plan initial du projet en fonction des spécificités régionales et suite à la négociation tenue entre l’administration centrale et les AREF dans le cadre des conférences budgétaires annuelles».
Quelles suites ?
Les faits relevés par la Cour des comptes signifient que la hausse anormale du budget du PU a profité de lignes de financement qui n’auraient pas dû être autorisées. Dans une certaine mesure, ces faits tombent sous le coup de la loi pénale puisqu’il s’agit de dilapidation de deniers publics. Les poursuites relèvent, quant à elles, de la compétence exclusive du parquet général. Le dernier bilan présenté par Mustpha El Khalfi, le 18 décembre à la Chambre des conseillers, indique que sur la base de 115 rapports élaborés par la Cour des comptes, 28 poursuites judiciaires ont été engagées. C’est pour dire que l’évaluation du plan d’urgence se décline en deux pistes : La piste de la responsabilité politique et celle de l’inculpation pénale, qui sont complémentaires, certes, mais totalement différentes.