Lionel Zinsou : “L’Afrique tient tête aux grandes économies”

Lionel Zinsou
Économiste, ex-Premier ministre du Bénin
Alors que les grandes puissances traversent un ralentissement économique, l’Afrique surprend par sa résilience. Malgré les chocs successifs de l’inflation post-Covid et de la guerre en Ukraine, le continent maintient une croissance soutenue, désormais au coude-à-coude avec l’Asie. Pour Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, économiste et financier, cette résistance s’explique par une démographie dynamique, des investissements dans les infrastructures, l’essor d’entreprises locales et la montée en puissance des échanges intra-africains, portés notamment par des acteurs marocains.
Comment analysez-vous la résilience des économies africaines face au ralentissement mondial ?
Il est vrai que l’Afrique a beaucoup souffert, notamment de l’inflation apparue dès la reprise post-covid, avant même la guerre en Ukraine. Nous avons payé dix fois plus cher les conteneurs qui transportaient nos importations, dix fois plus cher le gaz, et beaucoup plus cher encore les produits alimentaires. Dès 2021, la flambée des prix avait déjà commencé.
La guerre en Ukraine n’a fait qu’aggraver la situation, car la Russie et l’Ukraine sont de grands producteurs de gaz, de pétrole, d’engrais et de céréales. L’impact a été dévastateur sur la richesse des nations et sur la pauvreté des peuples. L’alimentation et l’énergie de base ont ainsi vu leurs prix doubler, voire tripler. En Afrique, on consacre en moyenne la moitié du revenu à l’alimentation, imaginons ce que cela signifie quand les prix alimentaires doublent. Il n’est plus possible de couvrir les autres besoins essentiels tels que le logement, les vêtements, le transport, ou la santé.
Le choc a été terrible. Mais malgré cela, l’Afrique n’a pas été la plus impactée par le Covid ni par ces crises. Elle s’est révélée plus résistante qu’attendu. Mon pays, le Bénin, est resté en croissance positive durant la pandémie, alors que la plupart des économies mondiales perdaient entre –5% et –10%. Cela illustre une certaine résilience.
Aujourd’hui encore, alors que les États-Unis affichent une croissance faible, que la Chine peine à dépasser 4,5% ou 5%, soit la moitié de son rythme habituel, et que l’Europe, notamment l’Allemagne, est en récession, l’Afrique tient. Elle enregistre la deuxième croissance mondiale après l’Asie, mais désormais très proche de celle-ci. C’est nouveau et significatif. Après trente ans de domination asiatique, l’Afrique se hisse au même niveau, portée par davantage de technologies, d’infrastructures et de créations d’entreprises.
Quelle lecture faites-vous de l’évolution des échanges avec les grandes puissances ?
Nous avons encore besoin de la Chine, qui reste l’usine du monde, et dont l’Afrique a longtemps été un fournisseur majeur en matières premières. À terme, nous transformerons davantage nos ressources sur place et deviendrons nous-mêmes un continent productif.
Mais, pour l’instant, le ralentissement chinois, lié au vieillissement démographique et à une crise immobilière sans précédent, a un effet de ralentissement indirect pour l’Afrique. Cependant, le continent se construit aussi par lui-même. Il n’y a pas de crise immobilière en Afrique, portée par une forte dynamique démographique.
De plus, la mise en place progressive de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) devrait créer à terme le plus grand marché commun du monde. Ce processus prendra dix ans, mais il est en marche. Depuis le Covid, la mondialisation change de nature. Le commerce mondial progresse moins vite que la croissance, alors qu’il la tirait auparavant. Nous vivons une forme de «démondialisation», avec un recentrage sur les proximités régionales.
Quel impact sur notre continent ?
Pour l’Afrique, c’est une opportunité, car nos échanges intra-africains étaient historiquement faibles. Aujourd’hui, le Maroc illustre cette nouvelle dynamique qu’il s’agisse des services bancaires, de l’aérien, des assurances, de l’agroalimentaire ou des engrais, ses entreprises sont présentes partout en Afrique de l’Ouest et centrale.
OCP est devenu numéro un du continent. Les banques marocaines se substituent progressivement aux banques européennes. Des financements qui concernent mon pays remontent jusqu’à Casablanca. Royal Air Maroc, par son réseau, joue aussi un rôle majeur.
De plus en plus, l’Afrique s’enrichit de travailler avec elle-même. On importe du Maroc non seulement des produits alimentaires ou pharmaceutiques, mais aussi de l’ingénierie et du savoir-faire. Ce sont des échanges structurants, portés par une volonté politique, celle du Maroc, mais aussi l’attente du reste du continent vis-à-vis de lui. On espère le Maroc, on a besoin du Maroc, et le Maroc a besoin de nos étudiants, de nos cadres, de nos médecins. C’est une dynamique humaine et politique autant qu’économique.
Quels sont les secteurs porteurs pour l’avenir ?
Trois logiques se dessinent. D’abord, le secteur tertiaire, car il nécessite moins d’investissements lourds : banques, assurances, transport aérien, tourisme, ingénierie, cabinets d’architectes. Ce sont souvent les premiers vecteurs d’échanges car ils se mettent en place rapidement.
Ensuite, les mines. C’est un secteur plus long à développer, car il exige des infrastructures coûteuses : chemins de fer, ports, énergie. Mais les opérateurs africains y prennent une place croissante : Managem au Maroc, Anglo American en Afrique du Sud, des sociétés ghanéennes dans l’or. L’Afrique n’est plus seulement un terrain pour les multinationales étrangères, elle compte ses propres champions.
Enfin, des secteurs intermédiaires comme l’agro-industrie ou la pharmacie. L’Afrique développe une véritable industrie du médicament générique, de la nutrition humaine et animale. Monter une usine de produits alimentaires est bien plus rapide que d’ouvrir une mine de fer.
Ces secteurs s’appuient sur des spécialisations nationales, mais toutes les entreprises africaines finissent par élargir leur marché. Elles commencent localement, puis s’étendent à l’échelle régionale pour diversifier leur demande et sécuriser leur croissance. C’est ce mouvement d’intégration qui soutient la résilience africaine.
Maryem Ouazzani / Les Inspirations ÉCO