Maroc

Gouvernance augmentée : comment l’IA redéfinit l’audit interne au Maroc

Salé a récemment accueilli un symposium international sur l’audit interne et l’IA, marquant les 65 ans de l’IGF marocaine. Principaux sujets abordés : l’audit augmenté, les risques de biais algorithmiques, la création du Cercle des inspections générales des finances africaines, et les initiatives pour encadrer juridiquement l’IA dans les services publics. Détails et enjeux.

Alors que l’IA redéfinit les frontières de l’audit public, le Maroc s’impose comme laboratoire d’une gouvernance augmentée, où technologie et éthique tentent de coexister. Le Symposium international sur l’audit interne à l’ère de l’intelligence artificielle (IA), tenu le 23 mai à Salé sous le Haut patronage de SM le Roi Mohammed VI, marque un tournant dans la réflexion sur l’avenir de la gouvernance publique.

Organisé à l’occasion des 65 ans de l’Inspection générale des finances (IGF), cet événement a réuni des acteurs clés nationaux et internationaux pour discuter des mutations induites par l’IA dans l’audit public. Retour sur les enseignements majeurs et les enjeux sous-jacents révélés par les différentes interventions ainsi que sur les initiatives annoncées.

L’audit «augmenté» redéfinit les pratiques et les responsabilités
L’intelligence artificielle (IA) s’impose désormais comme un «levier majeur» pour transformer l’audit interne public, selon les termes de Nadia Fettah, ministre de l’Économie et des Finances. Loin de se limiter à une simple automatisation des tâches, l’IA introduit le concept d’«audit augmenté», une symbiose stratégique entre expertise humaine et capacités algorithmiques. Une collaboration qui permet d’analyser en temps réel des volumes massifs de données, d’identifier des anomalies invisibles à l’œil nu et de générer des scénarios d’action prédictifs.

Cependant, cette évolution redéfinit radicalement le rôle de l’auditeur : celui-ci ne se contente plus de contrôler a posteriori, mais doit «questionner les moyens, veiller à la qualité des données et s’assurer de la robustesse des systèmes automatisés», comme le précise Nadia Fettah.

Une nouvelle posture qui exige une vigilance accrue face aux biais algorithmiques, tout en intégrant une dimension éthique dans l’évaluation des processus décisionnels. L’auditeur devient ainsi un gardien critique des systèmes d’IA, capable de concilier rigueur technique et discernement humain. Cette transition vers une gouvernance proactive soulève toutefois un paradoxe : si l’IA amplifie l’efficacité de l’audit, elle complexifie également les responsabilités de l’auditeur, désormais contraint de maîtriser des outils technologiques sophistiqués tout en préservant son indépendance de jugement.

Biais, données et cadre juridique
L’intégration de l’IA dans l’audit public ne se réduit pas à une opportunité technique ; elle incarne un défi systémique pour la confiance institutionnelle. Anke D’Angelo, vice-présidente de la Banque mondiale, rappelle avec justesse que «les craintes liées à la sécurité des données et aux biais algorithmiques sont légitimes». Ces risques, identifiés par Nadia Fettah, englobent non seulement les biais inhérents aux modèles d’IA, mais aussi l’impératif d’intégrité des données et l’adaptation constante des cadres juridiques.

Pour y répondre, la ministre insiste sur la nécessité de «partenariats solides» avec le secteur privé, les universités et la société civile, afin d’instaurer une gouvernance éthique et transparente. La création d’une direction spécialisée dans l’IA au sein du ministère de la Transition numérique, annoncée par Amal El Fallah Seghrouchni, matérialise cette volonté d’encadrement institutionnel. Une initiative qui vise à institutionnaliser une double compétence : une maîtrise technologique des outils d’IA, couplée à une capacité d’évaluation critique de leur équité et de leur conformité aux normes publiques.

En effet, le défi réside dans l’équilibre délicat entre innovation et régulation : comment exploiter le potentiel disruptif de l’IA sans compromettre les principes de transparence et de responsabilité ? La réponse passe par un cadre normatif évolutif, capable d’anticiper les dérives tout en stimulant l’expérimentation ainsi que par un dialogue renforcé entre législateurs, technologues et citoyens.

Le Maroc, acteur d’une coopération africaine et internationale
Le symposium a révélé une ambition stratégique du Maroc d’ériger l’Inspection générale des finances (IGF) en acteur clé de la gouvernance financière continentale. Mohamed Manchoud, Inspecteur général des finances, a officialisé la création du Cercle des inspections générales des finances africaines (CIGFA), une plateforme collaborative destinée à renforcer l’efficacité des politiques publiques en Afrique via l’échange de bonnes pratiques et la mutualisation des expertises.

Cette initiative, couplée à la signature d’une déclaration d’intention pour un pôle numérique arabo-africain sur l’IA, avec le PNUD, illustre une volonté marocaine de structurer un écosystème régional intégré, capable de répondre aux défis communs tels que la fraude, la corruption ou les lacunes administratives. En positionnant l’IGF comme chef de file, le Maroc capitalise sur son expérience institutionnelle et sa crédibilité historique, saluée par Anke D’Angelo de la Banque mondiale, qui a évoqué une «relation de confiance historique» avec l’institution.

Cette démarche relève d’un soft power technologique calculé. En harmonisant les normes d’audit et en facilitant l’accès aux outils d’IA, le Royaume consolide son rôle de médiateur entre l’Afrique et les institutions financières internationales. Une dynamique panafricaine qui sert également ses intérêts géopolitiques, en renforçant son influence comme hub de compétences et en répondant aux attentes croissantes de partenariats Sud-Sud dans un contexte de rééquilibrage des alliances économiques mondiales.

L’administration entre automatisation et personnalisation
Amal El Fallah Seghrouchni a exposé une vision pragmatique de l’IA dans l’administration marocaine, articulée autour de trois axes majeurs : l’automatisation des processus bureaucratiques, la détection proactive des fraudes et l’offre de services publics personnalisés. Des applications concrètes qui s’inscrivent dans une transformation systémique visant à «préparer l’État à relever les défis de demain», selon les mots de Nadia Fettah.

Disons que l’automatisation réduit les lourdeurs administratives, tandis que l’analyse prédictive des données permet d’anticiper les risques financiers ou opérationnels. La personnalisation des services, quant à elle, répond à une demande citoyenne croissante de réactivité et de transparence, comme en témoignent les plateformes numériques interactives déployées récemment.

Cependant, cette révolution technologique comporte un écueil majeur : l’exploitation des données personnelles nécessaires à ces innovations exige un cadre juridique rigoureux pour prévenir les abus.

Le Maroc doit ainsi concilier entre performance administrative et respect des droits fondamentaux, en s’appuyant sur des lois adaptées aux enjeux de l’IA, comme celles encadrant la cybersécurité ou le consentement éclairé des utilisateurs. Une dualité qui reflète un équilibre complexe entre modernisation et éthique, où l’IA devient à la fois un outil d’efficacité et un test de maturité démocratique pour les institutions publiques.

La formation, pierre angulaire d’une transition réussie
La transition vers l’audit augmenté impose une refonte profonde des compétences des auditeurs, un point unanimement souligné par les intervenants du symposium. Anke D’Angelo a plaidé pour un «investissement continu dans la formation», insistant sur la nécessité d’adapter les savoir-faire à l’ère des systèmes algorithmiques.

Nadia Fettah a abondé dans ce sens, évoquant une «montée en compétence» indispensable face à la complexité croissante des outils d’IA. Il faut dire que l’enjeu dépasse la simple maîtrise technique. Il s’agit de cultiver un équilibre subtil entre l’utilisation des capacités prédictives de l’IA et le maintien d’un esprit critique capable de questionner les résultats algorithmiques. Cette dualité exige une formation hybride, combinant modules techniques (data science, cybersécurité…) et renforcement des compétences éthiques (détection des biais, gouvernance responsable…).

Pour éviter un décalage entre les attentes technologiques et les réalités opérationnelles, une collaboration étroite avec les universités et les centres de recherche s’impose. L’intégration de cas pratiques utilisant l’IA dans les cursus, ou la création de certifications spécialisées, pourraient incarner des solutions concrètes. Une évolution qui n’est pas optionnelle : sans auditeurs formés à interroger les logiques des systèmes automatisés, l’IA risquerait de devenir une «boîte noire», sapant la transparence et la légitimité même de l’audit public.

Symboles et héritage institutionnel
Le Symposium a transcendé les débats techniques pour célébrer l’héritage de l’IGF, marquant ses 65 ans par deux gestes symboliques forts : le dévoilement d’un timbre commémoratif par Poste Maroc et la remise d’une médaille par Bank Al-Maghrib. Des hommages, loin d’être anecdotiques, qui soulignent le rôle historique de l’institution dans la construction de l’État marocain moderne, tout en projetant sa vocation future à l’ère de l’IA.

Le timbre, objet de mémoire collective, et la médaille, marque de reconnaissance financière, incarnent deux volontés assumées : ancrer l’IGF dans la continuité de ses missions traditionnelles (contrôle, rigueur budgétaire…) tout en l’inscrivant dans une dynamique d’innovation disruptive. Une symbolique reflétant une stratégie plus large du Maroc, qui parvient à concilier respect des traditions institutionnelles et pleine adoption des technologies émergentes.

En célébrant son passé, l’IGF légitime son autorité morale et en embrassant l’IA, elle affiche sa capacité à se réinventer. Une approche qui crée un récit cohérent où la modernité technologique ne se substitue pas à l’héritage, mais l’enrichit – une réponse subtile aux craintes de déshumanisation souvent associées à l’IA. Ce faisant, le Maroc positionne l’IGF comme un modèle pour les institutions africaines, démontrant que la transformation numérique peut s’articuler avec la préservation d’une identité administrative forte.

Équilibre fragile entre innovation et régulation

Le Symposium international sur l’audit interne à l’ère de l’IA révèle une ambition claire. Faire de l’IA un accélérateur de performance publique, sans sacrifier l’éthique ou la souveraineté. Les interventions ont montré que la réussite dépendra de trois piliers : une gouvernance augmentée (IA + humain), capable de concilier rapidité algorithmique et jugement critique ; un cadre juridique et éthique évolutif, garantissant transparence et protection des données ; et une coopération internationale structurante, notamment via le CIGFA et le PNUD.

Comme le résume Mohamed Manchoud : «l’IA est une nouvelle puissance qui transforme nos méthodes, mais son succès repose sur une gouvernance efficace et juste.» Le Maroc, en positionnant l’IGF comme chef de file africain, semble prêt à jouer un rôle central dans cette transition, à condition de maintenir cet équilibre délicat entre audace technologique et prudence institutionnelle.

Bilal Cherraji / Les Inspirations ÉCO



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