Économie : dans les coulisses de la Banque centrale

Perçue, à tort ou à raison, comme une institution hermétique, Bank Al-Maghrib s’est prêtée à un exercice de transparence en ouvrant ses portes aux journalistes. Objectif recherché : mieux appréhender les rouages de la politique monétaire et les mécanismes qui façonnent l’économie nationale. Immersion dans les coulisses d’une institution stratégique du Royaume.
Jeudi 13 février. Une cohorte de journalistes franchit le seuil de Bank Al-Maghrib (BAM) à Casablanca, sis au 115, Boulevard de Paris. L’édifice massif aux sols en marbre et aux hauts plafonds, rappelle sans excès la sobriété propre aux grandes institutions. Une architecture qui ne cherche ni à séduire ni à impressionner, mais à affirmer, sans superflu, l’autorité de l’institution monétaire.
Derrière ses murs austères, BAM n’est pas seulement le gardien du dirham. Elle se veut avant tout un arbitre des équilibres macroéconomiques avec, pour mission cardinale, le maintien de la stabilité des prix. Contrairement à la Réserve fédérale américaine qui intègre l’emploi parmi ses objectifs, BAM se concentre sur la lutte contre l’inflation.
«Notre objectif principal est la stabilité des prix, qui correspond au maintien de l’inflation à un niveau modéré et stable à moyen terme», tranche d’emblée Yousra Berrady, responsable du service Études monétaires auprès de l’Institut d’émission.
Cette orientation traduit un consensus parmi les économistes selon lequel la meilleure contribution d’une banque centrale à la croissance reste avant tout la maîtrise des prix. L’impératif de stabilité repose sur une indépendance érigée en principe, BAM définissant et conduisant la politique monétaire «en toute transparence, dans le cadre de la politique économique et financière du gouvernement», comme le stipule l’article 6 de la loi n° 40-17.
Cette autonomie vise à prémunir la politique monétaire contre les pressions politiques de court terme, et d’éviter ainsi des arbitrages dictés par des considérations conjoncturelles au détriment de l’intérêt général à moyen et long terme.
Croissance sous contraintes
Et comme l’a martelé, à plusieurs reprises, le gouverneur de Bank Al-Maghrib, Abdellatif Jouahri, «la Banque centrale ne dispose pas d’un bouton» pour stimuler la croissance. Une mise au point qui rappelle le degré de complexité d’une économie soumise aux lois du marché, évoluant dans un cadre mondialisé marqué par les tensions géopolitiques.
Le Maroc demeure fortement tributaire de la zone euro, son principal partenaire commercial, qui absorbe près de 50% de ses échanges. Toute inflexion conjoncturelle sur le Vieux Continent se répercute mécaniquement sur l’activité nationale, en particulier dans des secteurs comme l’automobile, le textile ou encore le tourisme.
En interne, les services dominent largement le produit intérieur brut (PIB), représentant en moyenne 53,5% de la richesse nationale au cours des cinq dernières années. L’industrie, qui s’est diversifiée mais peine à monter en gamme, en capte 15,1%, tandis que l’agriculture, bien que ne contribuant qu’à hauteur de 10,3% du PIB, mobilise encore 30,4% de la population active. Un paradoxe, à l’image de la vulnérabilité du pays qui fait face aux aléas climatiques, alors que la sécheresse devient récurrente et que l’eau se raréfie.
L’atomisation du tissu productif constitue une autre spécificité de l’économie nationale. Près de 88% des entreprises sont de très petites structures générant un chiffre d’affaires annuel inférieur à trois millions de dirhams. Une fragmentation qui limite leur capacité d’investissement et freine leur montée en gamme. Mais à en croire les statistiques de la Banque centrale, les lignes ont bougé. Le recours au crédit bancaire, longtemps perçu comme un obstacle insurmontable, se démocratise progressivement.
En 2013, près de 9,8% des entreprises identifiaient le financement comme un frein majeur à leur développement. Une décennie plus tard, ce pourcentage est tombée à 2,5%, soit une nette amélioration des conditions d’accès aux ressources financières.
La multiplication des mécanismes de garantie, la montée en puissance du crédit participatif et l’essor du financement alternatif, porté par des initiatives comme le capital-investissement ou le crowdfunding, ont contribué à desserrer l’étau. Mais cette évolution ne saurait masquer les défis persistants. La faible capitalisation des entreprises, conjuguée à une prédominance des structures informelles, limite l’impact des dispositifs de soutien.
En effet, en dépit de l’évolution du taux de bancarisation des entreprises, les défaillances se multiplient avec plus de 12.000 liquidations enregistrées en 2023, un niveau inédit. Une vulnérabilité qui interroge toujours sur la capacité du tissu local à accompagner la transformation économique du pays et à répondre aux impératifs d’industrialisation et de compétitivité.
Stabilité monétaire
Face à ces fragilités, la politique monétaire joue un rôle clé dans la stabilisation du système financier. Bank Al-Maghrib (BAM) pilote la masse monétaire à travers plusieurs instruments. Le taux directeur en constitue la pierre angulaire. Fixé à 2,5%, il conditionne le coût du refinancement bancaire et se répercute sur l’ensemble des taux d’intérêt.
À ce levier central, s’ajoute la réserve obligatoire, un instrument de régulation structurelle imposant aux banques de conserver une fraction de leurs dépôts auprès de l’institut d’émission. Son taux, abaissé à 0% au début de la pandémie pour soutenir l’octroi de crédits, demeure inchangé depuis, une situation inhabituelle au regard des standards internationaux.
Cela dit, une normalisation progressive pourrait toutefois intervenir, «à mesure que les conditions monétaires et la dynamique du crédit l’exigent», nous affirme une responsable au sein de BAM.
L’institution assure également un encadrement strict du taux interbancaire, qu’elle maintient dans un corridor défini par ses facilités de dépôt (1,5%) et ses avances à 24 heures (3,5%). Objectif recherché : éviter toute volatilité excessive susceptible d’affecter le crédit et, par ricochet, l’investissement et la croissance.
«Notre rôle est d’assurer une transmission efficace de la politique monétaire et de stabiliser le marché monétaire», explique Naoual Oumina, responsable du Service de Mise en Œuvre de la Politique monétaire et Opérations du Trésor au sein de BAM.
Maîtrise de l’inflation
La structure du tissu productif, dominée par les microentreprises, et la forte dépendance au crédit bancaire influencent directement la transmission de la politique monétaire. Si le taux interbancaire est bien ancré au niveau du taux directeur, certains freins subsistent, notamment la prépondérance des crédits à taux fixe, un marché obligataire encore peu profond et une épargne abondante, mais insuffisamment mobilisée pour le financement de l’économie.
Dans ce contexte, la stabilité des prix reste un objectif prioritaire. L’institut d’émission affine son suivi de l’inflation en distinguant plusieurs composantes, de l’inflation sous-jacente aux prix administrés et aux carburants. Cette ventilation permet d’anticiper les tendances et d’ajuster, si nécessaire, l’orientation de la politique monétaire. Le pilotage des taux et de la liquidité repose sur une gouvernance rigoureuse.
Le Conseil de la Banque centrale, instance suprême en matière de politique monétaire, se réunit chaque trimestre pour évaluer la situation macroéconomique et ajuster, le cas échéant, son cap. Un suivi plus rapproché est assuré par le Comité monétaire et financier, chargé d’affiner les prévisions sur une base mensuelle, tandis que le Comité du marché monétaire ajuste chaque semaine le niveau d’intervention sur le marché interbancaire. Consciente des attentes des marchés et des observateurs, l’institution a renforcé au fil des années son dispositif de communication.
Après chaque réunion du Conseil, un rapport détaillé sur l’orientation de sa politique monétaire est publié, suivi d’une conférence de presse. Il met à disposition des supports pédagogiques pour éclairer les acteurs économiques. Depuis 2022, BAM applique également le Code de transparence des banques centrales du FMI, renforçant ainsi sa crédibilité auprès des institutions internationales et des investisseurs.
Mécanismes de Pilotage avancés
Cette approche repose aussi sur des mécanismes de pilotage avancés. L’autorité monétaire s’appuie sur des modèles de prévision développés avec l’assistance du FMI, tels que le Moroccan quarterly projection model (MQPM), qui anticipe l’évolution des principales variables économiques, ou encore le MOPAM, conçu pour simuler l’impact des réformes structurelles.
Certes, ces instruments affinent les projections de croissance et d’inflation, renforçant ainsi la réactivité de la politique monétaire dans un environnement marqué par de nombreuses incertitudes. Mais ces garde-fous ne suffisent pas à dissiper les critiques. Des économistes jugent que l’institution fait preuve d’une prudence excessive, freinant ainsi la relance en période de ralentissement économique.
D’autres pointent un manque d’interventionnisme face à une demande intérieure qui peine à se redynamiser. Mais l’orthodoxie monétaire demeure la ligne de conduite, ancrée dans la conviction que la meilleure contribution au bien-être des citoyens réside dans la préservation de la stabilité des prix. À l’État, en revanche, d’agir sur les leviers budgétaires pour soutenir l’activité et corriger les déséquilibres structurels.
Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ÉCO