Mohamed Saïd Saâdi : «Le gouvernement est pris au piège»

Plafonnement des prix des hydrocarbures, libéralisation économique, concurrence… dans cet entretien, Saâdi décrypte l’actualité avec le regard de l’économiste et le recul de l’homme politique ayant vécu de l’intérieur une phase charnière de la prise de décision économique, du temps du gouvernement d’alternance. L’auteur de l’ouvrage de référence «Les groupes financiers au Maroc» appelle à sortir du «dogme de la concurrence» pour prendre «le chemin du développement». Interview.
Les Inspirations ÉCO : Le gouvernement a annoncé le plafonnement des prix des produits pétroliers. Est-ce le signe de l’échec de la libéralisation complète décidée en 2015 ?
Mohamed Saïd Saâdi : Cette décision confirme qu’une libéralisation ne peut être menée en l’absence d’instances de régulation du marché. Le gouvernement est aujourd’hui pris au piège. L’existence de mouvements de spéculation sur les produits importés et d’entente sur les prix doit amener ce gouvernement à intervenir car il y a des infractions aux règles du jeu. L’Exécutif peut intervenir, certes, à travers le plafonnement mais aussi en prononçant des sanctions. La France l’avait fait du temps de Christine Lagarde lorsqu’elle était aux Finances. Mais encore une fois, je pense qu’on focalise trop l’attention sur la libéralisation des prix. L’actuel mouvement de boycott pose des questions plus profondes: Est-ce cet Exécutif a une vision pour développer le pays? Pourquoi ce gouvernement s’acharne-t-il à mener des politiques d’austérité néolibérales? En filigrane, les citoyens posent la question du modèle de développement et de celle du projet de société, et pas uniquement celle de la libéralisation des prix et de la concurrence.
À propos du boycott, quelle lecture économique faites-vous de ce mouvement ?
D’abord, c’est une critique très nette des structures oligopolistiques de marché fixant des prix à des niveaux supérieurs à ceux d’une situation de concurrence. Ensuite, le boycott va au-delà des questions de prix. Ce mouvement pose la question de la cherté de la vie. Dans ce sens, c’est une remise en cause des choix économiques et sociaux que le Maroc a appliqués depuis les années 80. C’est-à dire le triptyque néolibéral: libéralisation, privatisation et stabilisation macro-économique. Aujourd’hui, ces choix ont montré leurs limites et les gens disent les rejeter. À l’opposé, ces options ont profité à une petite oligarchie. Ce mouvement est une revanche contre cette minorité de plus en plus arrogante et condescendante par rapport au reste du peuple. Enfin, il y a un lien à faire entre ce mouvement et le Mouvement du 20 février. C’est la même logique qui sous-tend ces expressions du mouvement social, résumant un mécontentement et un malaise social. La nouveauté par rapport au 20 février, c’est que le peuple peut peser sur la décision économique.
Au centre des réformes économiques des années 80 que vous évoquez figure le passage d’un État-interventionniste à un État-régulateur. Les structures de l’État ont-elles réussi à remplir ce nouveau rôle ?
L’État marocain n’a pas opté pour la régulation. Les décideurs ont laissé faire les mécanismes du «marché» et le grand capital. La privatisation s’est soldée par le remplacement du monopole public par un monopole privé. Quand on veut réguler, on met au préalable des instances de régulation. Le cas des télécoms est éloquent. La mise en place de l’Agence nationale de réglementation des télécommunications (ANRT) en 1998 s’est accompagnée de problèmes très importants relatifs aux prérogatives de l’ANRT, entre le gouvernement d’alternance et cette nouvelle agence. Résultat: l’installation d’un oligopole dans les télécoms et une marge de manœuvre limitée pour l’ANRT. Pour les autres secteurs, rien n’a été mis en place. Un Conseil de la concurrence a vu le jour, mais avec un rôle consultatif. Il a fallu attendre la Constitution de 2011 pour qu’il ait plus de pouvoir. Ce même conseil attend toujours son installation.
D’ailleurs, comment expliquez-vous le retard pris dans l’installation du nouveau Conseil de la concurrence ?
Je crois qu’on focalise beaucoup le débat sur ce conseil et qu’on attend trop de choses de lui. Déplaçons le débat de la concurrence vers le modèle de développement. Il est vrai qu’il faut mettre en place ce conseil. C’est indéniable que ce conseil avait produit dans le temps des études intéressantes sur les structures de marché et aidé à éclairer la prise de décision. Ma crainte, c’est que même si cette instance est opérationnelle, sa marge d’action sera limitée. Vu sa composition, il n’aura pas les coudées franches pour poser les problèmes réels qui minent le fonctionnement concurrentiel de l’économie marocaine. Deuxième bémol, il ne suffit pas d’avoir un conseil, il faut avoir une politique nationale de la concurrence qui ne doit pas être celle de l’Union européenne. Si concurrence il y a, elle doit être au service du développement et non une fin en soi. Cette politique doit permettre des gains de productivité et d’innovation car trop de concurrence tue la concurrence. En d’autres termes, il faudrait qu’elle s’articule autour d’une politique industrielle volontariste et sélective. D’ailleurs, ni la Chine ni l’Asie de l’Est n’ont choisi la concurrence comme moteur de croissance. Ils ont opté pour un État développeur, interventionniste et bâti sur des contrats-programmes avec des groupes privés et outillés de contrats de performance.
Vous avez été membre du gouvernement d’alternance. Comment avez-vous géré les dossiers liés à la libéralisation et à la concurrence à cette époque ?
Le débat du temps de l’alternance était plutôt focalisé sur la gestion macroéconomique, notamment le niveau du déficit budgétaire, s’il devait être de plus ou moins 3%. Pour ce qui est de la libéralisation de secteurs économiques, nous avons pris le temps en marche. De ce point de vue, le gouvernement d’alternance était social-libéral, il n’y avait pas de doute là-dessus. L’Exécutif de l’époque avait tenté d’infléchir le contenu néolibéral avec des mesures sociales, mais dans l’ensemble, nous avons en fait accéléré le processus, spécialement pour les privatisations. Le contexte était certes celui du compromis, mais ce choix s’est davantage fait en faveur du social-libéralisme qu’au détriment des valeurs de justice sociale qu’un gouvernement de gauche devrait défendre.
La doctrine officielle au Maroc défend un libéralisme économique comme choix fondateur. Au vu de vos travaux de recherches, est-ce que l’État marocain est libéral, économiquement parlant ?
L’État marocain n’est pas adepte du libéralisme économique, nous sommes dans un capitalisme de connivence (sa caractéristique principale). Les interférences entre le politique et l’économique sont énormes. Ce ne sont pas les mécanismes de marché qui décident de la place des acteurs et de leurs parts de marché. La décision politique est fondamentale pour accéder à certains secteurs économiques; prenez l’exemple de la grande distribution. En somme, nous n’avons pas une économie de marché et un capitalisme libéral. Notre capitalisme est particulier, il est politique et contrôlé d’en haut.