Doukkali mise sur la réforme de la gouvernance

Les objectifs du nouveau plan du secteur de la Santé à l’horizon 2025 risquent de buter sur les contraintes budgétaires. Pour pallier cette problématique, le ministre de la Santé mise sur la rigueur et la bonne gouvernance, couplées avec les règles de contrôle de gestion. Le point avec Anass Doukkali sur les dysfonctionnements qui minent le secteur ainsi que les pistes de réforme.
Les Inspirations ÉCO : Le décalage entre les ambitions gouvernementales et la situation du système de santé déteignaient sur les objectifs fixés par les stratégies tracées pour ce secteur. Votre plan d’action à l’horizon 2025 a-t-il les moyens de ses ambitions et en quoi est-il différent des précédents ?
Anass Doukkali : Le secteur de la Santé a toujours opéré dans des contextes de pénurie de ressources. Les fluctuations de performance qu’on pourrait observer au niveau de ce secteur social sont certainement l’apanage de styles de gestion différents, qu’impacteraient à des degrés assez larges les conjonctures politiques et les aléas macroéconomiques aux niveaux national, régional et mondial. De ce fait, le système de santé national n’a jamais eu assez de ressources humaines, ni assez de ressources financières pour subvenir à l’investissement imposé par le développement territorial, les sollicitations des citoyens et l’évolution de la technologie. L’arsenal juridique qui régit le secteur est resté, lui aussi, figé pendant des décennies, entravant de facto l’évolution du système de santé. C’est pourquoi nous avons pris en considération, lors de la conception du «Plan Santé 2025», le devoir de planifier avec efficience les activités nécessaires à l’amélioration de l’état de santé de la population. Dans cette optique, un des trois piliers de notre plan a été consacré à la modernisation de la gouvernance sectorielle, notamment à travers l’instauration de plusieurs mesures de contrôle de gestion et plus précisément de l’efficacité budgétaire, avec un accent particulier sur l’amélioration du rendement de nos ressources humaines. C’est là où réside la différence qu’a apporté ce nouveau plan, qui a, certes, consolidé les acquis dans la continuité des chantiers de réforme engagés, mais qui a aussi et surtout mis aux devants de la scène l’impérieuse nécessité d’une nouvelle gouvernance aussi bien de l’Administration centrale du ministère que de ses services déconcentrés. De ce fait, de nouvelles instances de régulation verront le jour progressivement, sur un fond de mise à niveau des principaux processus gestionnaires des prestations de soins et de services hospitaliers et ambulatoires.
Quels sont les montants qui seront mobilisés pour la réussite de ce plan ?
Pour approcher la réalité, notamment en matière de financement de ce plan, nous avons lancé, mardi 15 mai, les travaux de 12 groupes thématiques avec des orientations stratégiques qui déboucheront sur la déclinaison du plan en mesures spécifiques concrètes et réalisables sur des échéances raisonnables, avec une budgétisation estimative de chaque mesure et des indicateurs de suivi-évaluation précis. Cet exercice nous permettra vers fin juin 2018 d’approcher avec plus de réalisme les imputations budgétaires, globales et annuelles, nécessaires à la bonne réalisation des actions programmées. Il va sans dire que nous œuvrerons, en conséquence, avec plus d’efficience dans le cadre du budget alloué au secteur, mais que ça nous permettra également de plaidoyer avec plus d’argumentaire pour une évolution en phase de l’accompagnement budgétaire requis par le Plan Santé 2025.
Concrètement, quel sera le budget ?
L’OMS recommande la consécration de 12% du budget général de l’État au secteur de la Santé, alors que le Maroc est loin de cet objectif avec uniquement 5,6%. Croyez-vous qu’il est possible de lutter contre les maux que connaît le secteur avec un budget annuel de 14,8 MMDH ? S’il est vrai que le budget alloué au secteur de la Santé a positivement évolué ces dernières années, pour passer de 11,88 MMDH en 2012 à 14,79 MMDH en 2018 (soit un saut de 19,7%), il reste largement en dessous des proportions observées chez des pays voisins ou à niveau socio-économique similaire. Plus concrètement, le budget du secteur ne dépassant pas 6% du budget général, n’a jamais été aux normes conseillées par l’OMS qui exhorte depuis les États membres, notamment en Afrique, à mobiliser toutes les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires pour fournir des soins, un appui et un traitement de qualité à leurs populations. Comme notre budget n’est pas aux normes régionales ou internationales, nous misons, pour le Plan Santé 2025 sur la rigueur et la bonne gouvernance, couplées avec les règles de contrôle de gestion pour atteindre nos objectifs et générer plus de résultats dans la limite du budget imparti. Nous engagerons davantage le partenariat avec les bailleurs de fonds traditionnels qui coopèrent avec le secteur, et nous solliciterons plus les autres secteurs gouvernementaux et le secteur privé de la santé sur des activités sociales et à travers le conventionnement. Nous mobiliserons aussi des instruments financiers innovants, particulièrement dans le cadre du partenariat public-privé.
Comment comptez-vous, à travers le nouveau plan, réformer le secteur ?
Je viens de le dire. C’est la rigueur, la responsabilité et la bonne gouvernance qui nous procureront la plus-value escomptée. La dynamique des réformes en santé n’attend pas. Soit qu’on la gouverne avec ce que cela impose en termes de changement, d’adaptation et d’accompagnement, soit on la subit dans la réaction. Nous avons, pour ce plan, choisi d’innover au lieu de réagir ; c’est pourquoi vous y trouverez des approches et des procédés peu traditionnels comme l’e-santé, la télémédecine et bien d’autres. Mais, pour moi ce plan réformera plus le système de santé dans sa composante «gouvernance». Ce levier n’a pas, jusqu’à présent, reçu la force motrice nécessaire pour booster l’essor du système : je pense ici à l’extension de la couverture sanitaire aux catégories non-salariées, à la réforme des ressources humaines en termes de rentabilité, de formation continue et de motivation, au développement de l’arsenal juridique et réglementaire du secteur, au contrôle de gestion, aux instances de régulation… et j’en passe. En d’autres termes : ce sera une «réforme de la gouvernance».
Est-il possible à moyen terme de concrétiser l’égalité d’accès aux soins aussi bien sur le plan territorial que social ?
L’égalité d’accès aux soins découle désormais du droit constitutionnel depuis l’avènement de l’article 31 du 1er juillet 2011. Et la loi 34-09 sur le système de santé et l’offre de soins fut promulguée le 2 juillet 2011 pour consolider cet acquis de taille. Par la suite, le texte d’application le plus important de cette loi a été publié en 2015 : c’est le décret sur la carte sanitaire et les schémas régionaux de l’offre de soins. Ce rappel succinct est pour vous expliquer que le Maroc a bien évolué sur cette question de droit et d’accès aux soins que ce soit sur son volet réglementaire qu’organisationnel. L’offre a suffisamment évolué dans ce contexte d’organisation/réorganisation réglementaire plus précisément au niveau du secteur public, dans un moment où le texte en question n’a apporté que des mesures incitatives pour réorganiser le secteur privé. Ceci a apporté une amélioration notable dans l’accès territorial des populations démunies aux établissements de soins de santé primaire et au réseau hospitalier public ; chose que nous continuerons à implémenter à travers l’harmonisation de l’offre de soins existante, que ce soit en matière de structures, d’équipements ou de ressources humaines. Cette équité sera consolidée par l’extension de la couverture maladie aux catégories non-encore bénéficiaires. Nous tendrons ainsi progressivement vers l’atteinte de la couverture sanitaire universelle comme principale cible de l’objectif 3 de développement durable dédié à la santé, et auquel a souscrit le Maroc à l’horizon 2030.
Aucune réforme ne pourra se faire sans ressources humaines. N’est-il pas urgent de se pencher sur les conditions sociales du personnel du secteur ?
Le dialogue social avec les professionnels du secteur figure en bonne position dans le Plan Santé 2025. Nous en sommes au début et nous sommes engagés là-dessus dans la continuité de l’action sectorielle et en cohérence avec l’action gouvernementale. Plusieurs options seront déployées à la réflexion commune et à la négociation bien sûr, dans un climat serein et avec la volonté de construction collective. À mon sens ce qui serait le plus profitable pour tous les professionnels du secteur, et subséquemment pour la population marocaine, est sans doute cette «fonction publique sanitaire» que prônera le Plan Santé 2025 comme garante de la satisfaction des revendications légitimes de nos ressources humaines, eu égard à la spécificité de leur mission sociale et de leurs métiers et aux risques professionnels particuliers auxquels ils sont constamment exposés.
Vous insistez sur la gouvernance du secteur. Quelle est votre vision en la matière ?
Une nouvelle gouvernance s’impose. C’est un domaine social professionnel où la responsabilité se fait sentir au quotidien. Des performances managériales sont obligatoires pour assurer toutes les dimensions de ce service social de plus en plus revendiqué par le citoyen. En outre, nous sommes en perpétuelle mutation des pratiques professionnelles au gré du développement de la technologie médicale. De ce fait les coûts de la santé augmentent et nécessitent une rationalisation continue avec des arbitrages permanents dans l’allocation et la répartition des ressources. In fine, le ministère de la Santé, avec ses établissements publics sous-tutelle et ses services déconcentrés, est amené à moderniser sa gestion et tendre vers le rehaussement des différents statuts juridiques qui le régissent. L’heure est à l’autonomie de gestion, au contrôle a posteriori, à la régionalisation et à la performance… autant de principes qui ont alimenté notre vision pour le Plan Santé 2025 qui vise l’émergence d’un «système de santé intégré, pour une offre de soins organisée, de qualité, accessible à tous les citoyens, animée par des programmes efficaces et supportée par une nouvelle gouvernance».
Comment comptez-vous redresser les dysfonctionnements du RAMED ?
Le RAMED a atteint sa vitesse de croisière dans ce contexte de pénurie marquée en ressources humaines, et sans l’accompagnement financier nécessaire. Toutefois, plusieurs dysfonctionnements ont été relevés et sont pour la plupart liés soit au processus de ciblage de la population éligible qui mérite d’être revu pour plus de sélectivité, ou aux modalités de prise en charge des bénéficiaires, qui obéit à une filière de soins contraignante, alourdie par l’iniquité de répartition de l’offre publique et l’indisponibilité de certaines prestations. La prise d’assaut du niveau tertiaire fait que les CHU ne remplissent pas convenablement leur mission d’encadrement et de recherche. L’hôpital public, pour sa part, à défaut de système de facturation correct, n’arrive pas à justifier ses dépenses au profit des Ramedistes pour ainsi les recouvrir et contribuer à la viabilité économique du régime. À cela s’ajoutent des contraintes de financement inhérentes au Fonds d’appui à la cohésion sociale lui-même dans sa relation avec le ministère de la Santé. Il a été prévu pour financer les régimes de protection sociale, dont le RAMED. Mais ses virements sont imprévisibles et irréguliers et vont uniquement au compte spécial de la Pharmacie centrale du ministère, à travers lequel nous ne pouvons acquérir que des médicaments et dispositifs médicaux, mais de manière non-sélective.
La gouvernance du RAMED se pose également…
Tout à fait. Nous projetons, pour la mettre à niveau, de commencer par moderniser celle de nos hôpitaux publics dont l’activité actuelle est à plus de 80% vouée aux affiliés au RAMED. Nous engagerons aussi les actions nécessaires à une refonte de la loi 65.00 dans le sens d’intégrer le secteur privé, notamment à but non-lucratif, parmi les prestataires de soins de ce régime. Enfin, et c’est l’action qui aura le maximum d’impact sur la gouvernance du régime, nous avons opté pour créer un organisme gestionnaire indépendant pour le RAMED. Le texte de loi qui le permettra est actuellement en cours d’étude. Enfin, l’Agence nationale de l’assurance maladie (ANAM) se penche actuellement sur l’évaluation globale du RAMED depuis sa généralisation. Les résultats sont attendus pour le 4e trimestre de 2018, et nous seront d’une grande utilité pour prioriser nos actions en faveur du développement de ce régime.
RH. «Il faut développer de nouveaux modes de recrutements»
Le manque en ressources humaines handicape le secteur de la Santé depuis des décennies. Le Maroc ne produit pas assez de médecins et d’infirmiers et n’en recrute pas suffisamment dans le secteur public. La pénurie en personne de santé est la conséquence de cette équation à double variable, selon le ministre de la Santé. Le secteur public ne compte que quelque 14.000 médecins dont 4.800 généralistes et 9.200 spécialistes, alors que le secteur privé en compte 11.400 : 4.400 généralistes et 7.000 spécialistes. Au total, avec uniquement 25.400 médecins, le ratio ne dépasse guère 7 pour 10.000, alors que la densité médicale moyenne de la région «Méditerranée orientale EMRO», à laquelle appartient le Maroc, est de 11,4. Pour les infirmiers et les techniciens de santé, environ 32.000 travaillent dans le secteur public (presque le quart dans les CHU). La densité des infirmiers et techniciens de santé, toutes catégories confondues, dépasse à peine les 9 pour 10.000, alors que la moyenne de la région EMRO est de 16,4 pour 10.000. Ainsi, au regard des normes de la carte sanitaire, le ministre de la Santé chiffre les besoins nationaux en 3.646 médecins au moins, dont 2.314 généralistes et 1.332 spécialistes, avec un besoin minimum de 11.562 infirmiers et techniciens de santé. «Ce n’est pas qu’une pénurie de chiffres, mais également de profils et de compétences», précise le responsable gouvernemental. Sur le plan territorial, les disparités en matière de répartition sont la résultante de décennies de recrutements et d’affectations qui obéissaient à la seule logique de «gestion du personnel» en l’absence de la carte sanitaire. Maintenant il va falloir remettre de l’ordre dans la maison pour tendre vers l’équité escomptée que ce soit entre les régions du Maroc ou en intrarégional, note Doukkali. Pour pallier la pénurie marquée en personnel, le ministère a pu, cette année 2018, négocier l’octroi de 4.000 nouveaux postes budgétaires pour le secteur, avec une perspective prometteuse de continuer sur cette cadence pendant les quelques années suivantes. Mais la solution la plus réaliste, de l’avis du chef du département de la Santé, est de s’ouvrir sur de nouveaux modes de recrutement, notamment celui par voie de contrat et celui par conventionnement, ou encore l’achat de prestations auprès du secteur privé. Les recommandations des groupes de travail du Plan Santé 2025 sur cette question épineuse sont très attendues.
Secteur privé. Deux mesures concrètes dans le pipe
Les tarifs pratiqués par le secteur privé sont pointés du doigt par les citoyens. À ce titre, Doukkali tient à rappeler que les tarifs sont à ce jour régis par la TNR (Tarification nationale de référence) de 2006 et que les caisses remboursent toujours sur la base de ces tarifs qui n’ont pas évolué en parallèle avec le progrès médical et technologique entre autres. C’est bien encadré par des conventions nationales qui précisent aux fournisseurs de soins les tarifs de leurs actes professionnels inscrits dans la NGAP (Nomenclature générale des actes professionnels) et la NABM (Nomenclature des actes de biologie médicale). Au moins deux mesures concrètes sont prévues pour redresser cette situation dans le cadre du Plan Santé 2025. La première est la révision de la TNR de 2006, après actualisation des NGAP et NABM, pour proposer aux prestataires de soins publics et privés des tarifs de référence bien étudiés et adaptés à la réalité, couvrant la totalité des soins fournis. Ceci entraînera une refonte des termes des conventions nationales passées entre ces prestataires et les caisses d’assurance maladie. La deuxième mesure est de nature organisationnelle. Le ministère prévoit incessamment, dans le cadre du Plan Santé 2025, la généralisation des Inspections régionales de santé en conformité avec les orientations gouvernementales, afin d’asseoir un contrôle normatif de proximité du secteur privé. Doukkali compte également réorganiser l’administration centrale dans ce même cadre pour créer une entité dédiée au secteur privé. Le contrôle normatif du secteur incombe au ministère qui est également tenu de mettre à jour sa cartographie détaillée par région à chaque révision des schémas régionaux de l’offre de soins avec précision des structures, des équipements et des professionnels dédiés. Le ministre de la Santé se réjouit que le décret sur la carte sanitaire ait apporté des incitations pour encourager les professionnels libéraux à élire des domiciles professionnels dans les territoires moyennement ou peu allotis. «De plus, la loi 131-31 sur l’exercice de la médecine a permis l’ouverture des capitaux des cliniques privées et des établissements assimilés aux non-médecins, donnant ainsi une impulsion positive à l’investissement dans le secteur privé de la santé». Toute cette dynamique devra être canalisée dans le Plan Santé 2025. Davantage de motivations seront proposées à l’implantation des structures sanitaires privées au niveau des régions à fort caractère rural par voie de conventionnement, de contrat et/ou d’achat de services.
Indépendants. Les premières couvertures avant la fin de cette année
Le ministère de la Santé est actuellement dans les dernières étapes de la segmentation des catégories professionnelles éligibles à travers de multiples négociations intersectorielles et avec les représentants des professionnels indépendants ou leurs instances ordinales lorsqu’elles existent. Selon Doukkali, cette dynamique débouchera, par catégorie professionnelle, sur l’adoption de textes d’application spécifiques qui annonceront l’entrée en vigueur de la couverture sanitaire effective par la CNSS. La montée en charge de l’AMI se fera, certes, par paliers ; mais l’ambition est de lancer les premières couvertures avant la fin de cette année, et qui pourrait intéresser les professions les mieux organisées actuellement, notamment certaines professions du secteur libéral de la santé et du transport. Le ministre de la Santé salue la réorganisation des rôles des différents intervenants dans le vaste champ de la protection sociale au Maroc grâce à la circulaire du chef de gouvernement n° 6/2018 qui «est arrivée à point nommé» le 30 mars dernier pour créer 4 commissions thématiques dont celle de la «Couverture médicale de base» qui est placée sous la responsabilité du ministère de la Santé.